Menacé d’expulsion par une obligation de quitter le territoire français (OQTF) depuis le 30 janvier 2024, un islamiste haut placé chez les Frères musulmans quitte la France de lui-même pour ne pas subir le même sort que Hassan Iquioussen et, plus récemment, l’imam Mahjoubi. Ahmed Jaballah veut ainsi, sans doute, éviter de subir le même déferlement médiatique que ses deux collègues. Mais qui est cet homme ?
Je lui avais consacré un paragraphe dans un de mes articles de 2018 sur la Rencontre Annuelle des [Frères] Musulmans de France (RAMF) au Bourget, le plus grand rassemblement islamiste d'Europe. J’avais aussi exposé son profil dans mon livre.
Ahmed Jaballah est un des piliers du développement de l'islamisme politique en France. Il est un ancien président de l'UOIF (Union des Organisations Islamiques de France), branche française des Frères musulmans. Il est membre fondateur et secrétaire général du Conseil Européen de la Fatwa et de la Recherche, structure européenne des Frères Musulmans présidée par Youssef Al-Qaradawi (décédé en septembre 2022). Ce dernier est le plus célèbre théologien des Frères Musulmans. Nombre de ses ouvrages sont d'ailleurs vendus dans les allées de la RAMF. Ahmed Jaballah est également membre de l'Association internationale des savants musulmans dirigée, là encore, par Youssef Al-Qaradawi, dont le siège est au Qatar. Enfin, parmi de multiples autres casquettes dans le même genre, Ahmed Jaballah est cofondateur de l’Institut Européen des Sciences Humaines (IESH) situé dans la Nièvre. Cet institut frériste a pour vocation de former des cadres musulmans qui partiront aux quatre coins de France pour diffuser l’idéologie des Frères. Par qui a-t-il été inauguré en 1992 ?... Par Youssef Al-Qaradawi.
Youssef Al-Qaradawi est un des plus importants promoteurs du sexisme du voilement des femmes, justifie les violences conjugales envers les épouses désobéissantes, culpabilise les victimes de viols si elles n’étaient pas voilées, justifie l’assassinat des homosexuels de la façon la plus cruelle qui soit, justifie l’antisémitisme et les attentats djihadistes. Sur le plan politique, il est l’inspirateur de tous les islamistes fréristes. Il a notamment déclaré que L’islam va retourner en Europe, comme un conquérant et un vainqueur, après en avoir été expulsé à deux reprises. […] Cette fois-ci, la conquête ne se fera pas par l’épée, mais par la prédication et l’idéologie. Le sexisme du voile étant au centre de toute la stratégie.
Pour l’ensemble de son œuvre, Youssef Al-Qaradawi a été interdit de territoire français en mars 2012. Ahmed Jaballah admire Youssef Al-Qaradawi dont il est devenu un disciple et un relais. Il ne comprenait donc pas cette interdiction. Pour lui, Al-Qaradawi est un homme de paix et de tolérance qui a œuvré pour l’ouverture et la modération et dont les positions ont toujours été en faveur de la justice et de la liberté des peuples et il exerce une influence positive dans le monde musulman (1).
Ahmed Jaballah s’inscrit ainsi dans cette idéologie, dont il a aussi adopté les techniques de communication. Sa vision de la place de la femme en est un bon exemple. Dans les pays musulmans, les islamistes, quels que soient leurs courants, rejettent vigoureusement l’expression « égalité femme-homme ». Ailleurs, notamment en France, l’islamisme politique, par stratégie de développement, ne peut pas afficher ce rejet. Il adopte alors la même attitude que pour nos autres valeurs : il s’approprie la notion d’égalité des sexes pour la redéfinir et la retourner.
En 2018, lors d’un débat à la RAMF, Ahmed Jaballah affirma son hostilité aux mariages mixtes. Si, malgré tout, cela devait se produire, il considère qu’un musulman a le droit de se marier avec une femme d’une des religions du Livre (chrétienne, juive ou musulmane). Et la musulmane ? Elle a l’obligation de se marier avec un musulman. En cela, Ahmed Jaballah reste fidèle au fiqh (jurisprudence islamique). Mais il s’exprime depuis Le Bourget, pas depuis Le Caire ou Rabat. Il rajoute alors d’emblée que les hommes et les femmes sont quand même égaux : J’ai des textes coraniques qui établissent l’égalité absolue entre l’homme et la femme. Il n’y a pas de discrimination. Seulement, il y a un « mais » : Mais il y a une vision en islam qui est basée aussi sur ce que j’appelle la notion du couplage. C’est-à-dire que Dieu a créé l’homme et la femme, le mâle et la femelle. Et il a réparti quelques fonctions. C’est-à-dire à la base il y a une égalité absolue entre les deux. […] Cette différence existe par le fait qu’il y a une complémentarité entre les deux éléments qui vont être unis pour former justement la famille.
Nous assistons à un exercice de contorsion sémantique typique des Frères européens. « L’égalité absolue », oui, mais seulement « à la base ». Cette fameuse « complémentarité » revient souvent dans les discours des Frères, comme dans ceux d’intégristes des autres religions. Ce terme permet de rester ambigu et de ne pas affoler ceux qui le seraient par « infériorité de la femme ». Cette ambiguïté permet également d’y associer l’égalité tout en la relativisant. La « complémentarité » avait été un point d’achoppement en Tunisie (pays d’origine d’Ahmed Jaballah où il vient de retourner). Lors de l’élaboration de la nouvelle Constitution en 2012, les Frères musulmans tunisiens (le parti Ennahda, soutenu par Ahmed Jaballah) avaient rejeté le terme « égalité » au profit de « complémentarité » de l’homme et de la femme, avec toutes les conséquences discriminatoires que cela pouvait inclure. Les Tunisiens s’étaient alors mobilisés et avaient fait reculer les islamistes.
Ce détournement de l’égalité des sexes permet d’y inclure le sexisme du voile. Une femme a le droit de travailler et d’avoir un salaire. Elle a le droit de faire du sport, de s’engager en politique. Mais à la condition que, en tant qu’objet sexuel tentateur, elle porte le stigmate patriarcal et infériorisant qu’aucun homme ne portera jamais : le voile, pour ne jamais oublier où est sa place « complémentaire ». Ainsi, pour Ahmed Jaballah et l’ensemble de ces islamistes, l’« égalité absolue (à la base) », à travers la « complémentarité », ne signifierait pas que la femme est inférieure. C’est l’homme qui serait supérieur…
Ahmed Jaballah est donc retourné vivre en Tunisie, avec le sentiment du devoir accompli en France.
(1) Al-Qaradawi et El-Masri interdits en France, l’UOIF regrette la controverse