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Naëm Bestandji

Féminisme / Universalisme / Laïcité

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Sohane Benziane, la vie qu’elle n’aura jamais

Par Naëm Bestandji . Publié le 04 Octobre 2022 à 13h18


Sohane Benziane est responsable marketing pour une grande entreprise en région parisienne. Cette femme épanouie de bientôt 38 ans a connu, comme tout le monde, des histoires d’amour, des ruptures, des moments de joie et d’autres difficiles. Elle est aujourd’hui mère de deux pré-adolescents. Avec son mari, elle vient d’acheter une maison. Ils rêvaient d’un bon cadre de vie pour leurs enfants qui entrent au collège pour cette rentrée 2022.
Sohane aime garder du temps pour elle. La danse est sa passion. S’investir dans une association caritative est aussi important pour son équilibre. Elle aime prendre son petit déjeuner avec ses enfants et regarder sa série préférée le soir avant d’aller se coucher. Elle est heureuse en ménage et professionnellement.
 
Il y a juste un problème, un grain de sable, ou plutôt un briquet, qui va tout changer. Ce 4 octobre, elle s’est rendue à la cité Balzac, à Vitry-sur-Seine, pour voir des amies. Sur le chemin du retour, un jeune homme qu’elle connait bien, Jamal Derrar, l’aperçoit. Ils se disputent. Un différend oppose Jamal et le compagnon de Sohane. En bon macho qui évolue dans un environnement patriarcal, Jamal considère que s’en prendre à la petite amie de son rival est le summum de la vengeance. Il entraîne alors Sohane dans un local à poubelles. Son pote, Tony Rocca, se charge de surveiller la porte depuis l’extérieur. Très remonté, Jamal ordonne à Sohane de ne plus jamais remettre les pieds dans la cité. En pleurs, elle promet de ne plus revenir. Mais Jamal n’entend pas. Il la gifle. Elle tente de s’enfuir. Il lui fait une balayette. Puis, il ouvre une bouteille qu’il verse sur la tête de Sohane. Une odeur d’essence envahit le local à poubelles. Jamal sort un briquet, l’allume, et fait aller et venir la flamme. Il veut faire comprendre à Sohane que la menace est sérieuse. Sohane reçoit parfaitement le message. Elle réalise qu’elle est en danger d’une mort atroce pour un conflit qui ne la concerne pas. Elle est là, dans ce local à poubelles, aspergée d’essence face à une flamme qui s’agite à quelques centimètres, juste parce qu’elle est une femme, la "propriété" d’un autre. Elle hurle, pleure, supplie. Elle jure encore et encore qu’elle ne reviendra plus dans ce quartier. Elle sent le liquide couler sur sa tête, atteindre ses vêtements. Elle sent l’odeur d’essence. Elle voit la flamme du briquet danser près d’elle. À force de jouer avec le feu, Jamal perd un contrôle qu’il n’avait déjà plus, depuis qu’il a versé le contenu de cette bouteille sur sa victime. Sohane s’enflamme. En bon gardien de porte, Tony est toujours à l’extérieur. Il voit la fumée s’échapper. Alors... Il bloque la porte avec ses deux mains.
Sohane, transformée en torche vivante, parvient malgré tout à s’échapper. Elle se roule dans l’herbe, dans l'espoir d'éteindre le feu qui la consume. Des témoins la recouvrent de cartons et de vêtements. Mais il est trop tard. Elle meurt sous les yeux d’un public tétanisé par l’horreur.
 
Sohane n’aura jamais 38 ans. En ce 4 octobre 2002, elle n'aura même jamais 18 ans. Elle ne sera jamais responsable marketing. Elle ne vivra jamais d’histoires d’amour. Elle n’aura jamais d’enfants. Elle n’atteindra tout simplement jamais l’âge adulte. Jamal Derrar s’est octroyé le droit, non pas seulement de lui interdire son quartier de territoire, mais surtout de lui interdire de construire une vie en la lui ôtant.
 
Sohane Benziane a été victime de ce que nous appelons aujourd’hui un féminicide. Cette affaire avait eu un énorme retentissement à l’époque. L'émotion fut si grande dans le pays, et cet acte, aussi exceptionnel soit-il, était si révélateur d'une situation inquiétante, que sept futurs "marcheuses et marcheurs" choisirent Vitry-Sur-Seine pour point de départ de "la marche des femmes des quartiers" programmée pour février 2003. Une marche qui connaîtra, un mois plus tard, une arrivée monumentale à Paris avec près de 30 000 personnes, et la création prochaine du mouvement "Ni Putes Ni Soumises" dans lequel je m’investirai corps et âme.
 
Nous ne pouvons pas connaître la vie et les enfants que Sohane Benziane n’a jamais eus. Mais nous pouvons nous souvenir d’elle, adolescente pour l’éternité. Nous pouvons honorer sa mémoire comme celle d’autres victimes similaires telle Shaina, 15 ans, poignardée et brûlée vive à Creil en octobre 2019. Car, malgré l’émotion en 2002, malgré la création du mouvement "Ni Putes Ni Soumises" et d’autres victimes qui s’ajoutent à une liste macabre, les choses ont peu évolué. Nous ne pouvons pas savoir si Sohane aurait été responsable marketing, si elle aurait été heureuse en amour, si elle aurait aimé la dernière série Netflix en vogue, si elle aurait été élue municipale ou membre de l’association des parents d’élèves. Mais nous pouvons faire en sorte de sensibiliser et éduquer les Jamal Derrar et Tony Rocca en devenir. Nous devons changer les mentalités pour que toutes les Sohane Benziane de 17 ans puissent un jour construire une carrière professionnelle, connaitre une vie amoureuse et aspirer un jour à prendre le petit déjeuner avec leurs enfants dans leur nouvelle maison. La bouteille ne doit plus être remplie d’essence. Elle doit être remplie d’un message anti-patriarcal lancé à la mer de notre société.
 
À Sohane...
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