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Naëm Bestandji

Féminisme / Universalisme / Laïcité

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"Les hôtesses du Tour de France non, le voile oui" : les contradictions du féminisme intersectionnel

Par Naëm Bestandji . Publié le 26 Juillet 2019 à 20h21

Entretien accordé à Atlantico (1)

Atlantico : Une polémique a lieu sur Twitter. Elle a été lancée par Fatima Benomar qui a accusé la tradition des hôtesses sur le Tour de France qui serait selon elle le signe d'une domination patriarcale. D'un autre côté, elle a pu, dans le passé, défendre le droit à porter le voile. Y a-t-il selon vous un deux poids, deux mesures ?

Naëm Bestandji : Tout d'abord, je tiens à condamner de la façon la plus forte le torrent d'attaques racistes et sexistes qui se déverse sur Fatima Benomar depuis qu'elle a lancé ce débat sur le sexisme dans le Tour de France. Elle portera sans doute plainte et j'espère que la justice sera ferme.

Pour répondre à votre question, je comprends sa lutte pour la fin de cette tradition des hôtesses sur le Tour de France. On invoque souvent le respect des traditions pour maintenir un sexisme ancestral. Ce qui interroge est la différence de traitement qu'applique Fatima Benomar entre diverses formes de sexisme. D'un côté elle lutte contre une tradition patriarcale dans le sport. De l'autre, concernant le voile, elle défend une tradition patriarcale momifiée par l'intégrisme musulman.

La question n'est pas de défendre le droit de porter le voile puisque ce droit existe, dans les limites fixées par la loi. Le débat est philosophique et politique. Il relève du modèle de société que nous voulons dans les rapports entre femmes et hommes. Reprenons par exemple le cas des hôtesses sur le Tour de France : la loi n'interdit pas au Tour d'employer des hôtesses pour remettre le prix au vainqueur. Fatima Benomar ne demande pas non plus le vote d'une loi pour l'interdire mais aux organisateurs de changer de philosophie, de prendre leurs responsabilités, afin de supprimer ce sexisme. C'est la même chose pour le voilement des femmes.

Cette différence de traitement qui rend un sexisme plus acceptable que l'autre s'explique par le fait que Fatima Benomar se revendique du féminisme intersectionnel. C'est un féminisme relativiste. Nous le voyons sur cet exemple-là : elle ne fera aucune concession au sexisme traditionnel en France ; par contre, elle fait preuve de relativisme sur les cas de sexisme qui proviennent de l'intégrisme musulman dont le voilement est le plus emblématique. Elle ne ferait certainement aucune concession sur le sexisme provenant du christianisme, mais elle en fait sur le sexisme pratiqué au nom de l'islam.

Cette différence de traitement rend un sexisme plus acceptable que l'autre.

Elle défend un accessoire vestimentaire qui a été créé uniquement pour stigmatiser, inférioriser et sexuellement chosifier une partie de l'humanité en raison de son sexe : les femmes. La seule justification de l'existence de ce vêtement, c'est celle-là et il n'y en a aucune autre. En effet, le voile n'est pas une prescription religieuse en Islam. C'est une prescription construite par les islamistes. Et même si cela avait été une prescription coranique : rien, absolument rien ne peut justifier le sexisme. La religion ne doit pas être un passe-droit pour justifier les discriminations, quelles qu'elles soient. C'est toute la différence entre le féminisme intersectionnel et le féminisme universaliste.

Justement, si l'on compare ces deux prescriptions, celle qui provient du contrat de travail (pour les hôtesses du Tour de France) et la prescription des extrémistes (pour le voile), n'est-ce pas cette dernière qui est la plus forte, contrairement à ce que laissent entendre les différences de traitement du sexisme par les féministes intersectionnelles ?

Le voilement est en effet une prescription beaucoup plus forte. Ce sexisme est donc autrement plus grave que la question des hôtesses sur le Tour de France.

Premièrement, c'est une question de limite temporelle de la contrainte. Une fois que les jeunes femmes ont remis le prix au vainqueur de l'étape, elles s'en vont et peuvent ôter leur robe. Elles se changeront pour mettre un pantalon, un jogging pour aller courir, quelque chose de plus court ou de plus long selon l'envie ou l'activité du moment, peu importe. Elles portent ce vêtement pour les circonstances. Le voile, lui, est une prescription intégriste permanente : quelles que soient les circonstances, la femme doit être voilée si elle peut croiser un homme qui n'est pas son frère, son fils, son père ou son mari.

Deuxièmement, le contrat de travail a beaucoup moins de conséquences négatives que le contrat avec Dieu (selon les islamistes). Le premier est limité dans le temps (même pour un CDI). Le second engage l'éternité après la mort : le bonheur au paradis ou les flammes de l'enfer. De plus, une salariée peut démissionner ou aller, en cas de problèmes, aux prud'hommes. Pour une femme voilée, selon les intégristes, le contrat est passé avec Dieu. S'il y a refus du voilement, la punition est directement l'enfer. Il n'y a donc pas d'équivalence en termes de puissance de la contrainte.

Le voile est une prescription intégriste permanente : quelles que soient les circonstances, la femme doit être voilée si elle peut croiser un homme qui n'est pas son frère, son fils, son père ou son mari.

Mais ce que pointe Fatima Benomar est surtout l'image que ces hôtesses renvoient des femmes plus que leur contrat de travail. Elle ne s'intéresse pas aux emplois de ces femmes. Certaines ont d'ailleurs manifesté leur agacement face aux assauts de féministes qui portent atteinte à leur emploi.

Justement, sur cette question d'image, est-ce que le voilement des attributs des femmes qui peuvent réveiller la concupiscence des hommes selon les intégristes musulmans, et le dévoilement des hôtesses du Tour, renvoient deux images de la femme qui se valent ?

Encore une fois, je comprends ce combat de Fatima Benomar concernant les hôtesses du Tour de France. Moi aussi j'ai du mal à saisir le délire d'avoir des jolies filles qui embrassent les coureurs. Si les organisateurs tiennent absolument à maintenir ce système, pourquoi le prix n'est-il pas remis par un homme et une femme par exemple ? Le débat est légitime selon moi.

Sur cet aspect-là, entre une femme qu'on rend sexy pour susciter l'intérêt des hommes, et une femme qu'on cache pour éviter de susciter leur désir, il y a équivalence dans l'image de la femme que cela renvoie. Avec une nuance de taille : la tenue sexy est provisoire, le port du voile est permanent. Mais, par son approche intersectionnelle, donc relativiste, Fatima Benomar refuse de voir à la fois cette équivalence et cette nuance.

Comment expliquer cette différence de traitements par le féminisme intersectionnel entre ce que vous estimez être, toutes proportions gardées, deux formes de sexismes ?

Le cœur du problème est effectivement les différences de motivation qu'elles montrent entre la lutte contre le sexisme dans le sport, sur ce cas, et la lutte contre une autre forme de sexisme, qui est selon moi beaucoup plus grave, parce que beaucoup plus profonde et avec des conséquences plus importantes, le sexisme de l'intégrisme musulman.

L'argument des intersectionnelles est que les femmes peuvent se vêtir comme bon leur semble. On devrait s'arrêter là et ne pas chercher plus loin. Il est surréaliste que Fatima Benomar ait des analyses assez fines sur certaines attitudes sexistes dans la société, sur certains symboles sexistes, que ce soit dans les mots, sur des affiches, sur des vêtements, etc., mais qu'elle abdique tout esprit critique élémentaire dès que cela concerne le voile islamiste. Elle applique un black-out total : il ne faut surtout pas chercher à comprendre.

Cette différence, ce relativisme, s'expliquent d'abord par une raison idéologique, même s'il ne tient pas en termes de cohérence : le voile est assumé par celles qui le portent, donc il n'est pas sexiste. Puisque des femmes revendiquent le fait de porter le vêtement qu'elles souhaitent (après avoir bien été convaincues par des hommes islamistes), ce vêtement n'est pas sexiste. Peu importe son histoire, sa charge patriarcale et son sexisme d'un autre âge. C'est en contradiction fondamentale avec le fait que les hôtesses du Tour de France revendiquent aussi leur volonté d'être salariées pour remettre des prix, en robe sexy, aux vainqueurs d'étape. Je pourrais donc reprendre l'argument classique des intersectionnelles, dont Fatima Benomar : "qui sommes-nous pour dicter aux femmes comment se vêtir ? Si une femme veut porter une robe sexy pour flatter l'œil des hommes lors de la remise d'un prix, c'est son libre choix".

Raisonnement fallacieux puisque le sujet est le sexisme, pas celles qui décident de s'y conformer, car le but est de changer l'image de la sexualisation du corps des femmes. Fatima Benomar applique donc bien un deux poids deux mesures.

Comme je l'ai dit, c'est toute la différence entre l'intersectionnalité et l'universalisme. L'universalisme considère que toutes les femmes doivent bénéficier des mêmes libertés, droits et devoirs partout sur la planète. Peu importe le lieu de naissance, la couleur de peau, la culture, la religion et les traditions, cela ne doit pas être une roulette russe jouée à la naissance. Si les "Droits de l'Homme" sont universels, les Droits des femmes sont aussi indivisibles. L'universalisme s'attaque donc de la même manière à toutes les formes de sexisme car l'égalité femme-homme passe au-dessus de toutes les autres considérations. Comme le dit si bien la féministe algérienne Wassyla Tamzali : "Ou bien les hommes et les femmes sont égaux ou bien ils ne le sont pas. On ne peut pas l'être qu'un peu". Avec l'intersectionnalité, ce sera toujours "un peu".

L'universalisme s'attaque de la même manière à toutes les formes de sexisme car l'égalité femme-homme passe au-dessus de toutes les autres considérations.

A l'origine, l'intersectionnalité est un champ d'étude universitaire pour observer les diverses discriminations que peut cumuler un individu : le fait d'être une femme, noire, gay, etc. Cela a été récupéré par des militantes américaines et est arrivé en France sous une forme qui n'est plus de l'ordre de la réflexion. Cette forme conduit à racialiser notamment les musulmans (ce qui est une forme de racisme) et à les considérer comme d'éternels opprimés qui forment un tout homogène. Le but n'est pas l'égalité des sexes mais la lutte de ces éternels opprimés contre leurs éternels oppresseurs : les "Blancs". C'est pour cela que toute critique du concept de voilement est considérée, par les intersectionnelles, comme raciste (critiquer une idéologie religieuse serait la même chose que s'attaquer à un individu) et blasphématoire ("islamophobe").

Ainsi, à l'intersection des discriminations, le féminisme intersectionnel cède toujours le passage au respect de la culture et de la religion des "éternels opprimés". C'est exactement ce qui se passe pour le cas dont nous avons parlé.

(1) Les hôtesses du Tour de France non, le voile oui : mais que se passe-t-il du côté des féministes intersectionnelles ?

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