Le mardi 14 janvier 2020, Arte diffusa un documentaire en deux parties, "Nous, Français musulmans". Il avait pour ambition d'aborder ce sujet sans manichéisme, de s'éloigner des approches émotionnelles, pour montrer la pluralité des Français musulmans. L'objectif est en partie atteint, mais en partie seulement. Je reviens sur ses lacunes dont la présence de Mohamed Bajrafil est une illustration. Dans la première partie de cet article, j'ai dressé son profil religieux. Ses références théologiques permettent de comprendre son approche de l'islam assez similaire à celle des islamistes. Dans cette partie, je prends pour exemple son interprétation du verset coranique qui autorise l'époux à battre sa femme.
Dans une vidéo publiée sur son compte YouTube en 2012, intitulée "Le Coran incite-t-il à battre la femme ? (sourate 4 verset 34)", il tente de justifier et relativiser l'aspect choquant de ce verset. Comme nombre d'islamistes, il commence d'abord par pointer du doigt les violences conjugales chez les non musulmans. Cela a pour but d'amoindrir et relativiser ensuite la portée violente du Coran sur ce thème. La technique est toujours la même : la violence conjugale, les statistiques mondialement reconnues, font état de plus de violence dans les couples non musulmans, mais infiniment plus loin que dans les couples musulmans. En France, dont la majorité de la population n'est pas musulmane, je crois qu'une femme meurt tous les deux jours, ou tous les deux jours et demi, des suites des coups de son mari. C'est pas l'islam qui a dit ça. Si vous regardez les statistiques occidentales, européennes, (…) c'est dans ces pays-là, chez nous, que la femme est le plus battue. Cela étant précisé, nous n'excusons pas du tout le mauvais traitement dont la femme fait l'objet dans les pays qui se disent musulmans.
Mohamed Bajrafil fait mine d'ignorer le contexte. Comme son approche des textes coraniques, il prend des chiffres bruts sans contextualisation ni analyse critique. De plus, ne citant pas ses sources, nous ignorons d'où sortent ces statistiques. Si des chiffres sur les violences conjugales existent bien dans les pays non musulmans, ce n'est pas le cas pour les pays musulmans. En France par exemple, les campagnes de lutte contre les violences conjugales sont nombreuses. Des dispositifs, aussi imparfaits soient-ils, existent pour permettre aux femmes de porter plainte. Des lois sont là pour les protéger. Des policiers et des services de la justice sont formés avec l'aide d'associations féministes pour faciliter la libération de la parole des femmes battues (même si, là encore, ce n'est pas parfait). Il existe aussi des numéros d'urgence spécifiques à disposition de ces femmes. Tout ceci permet d'avoir une meilleure connaissance de l'ampleur des violences conjugales dans notre pays et de tenter de les mesurer officiellement. Ce n'est pas du tout le cas dans les pays musulmans où les violences conjugales font partie de la norme, des "aléas" de la vie conjugale. On considère que ces violences relèvent de la vie privée. On se demande également souvent qu'a pu faire l'épouse pour pousser son mari à la battre. Aucun service n'est formé pour recueillir correctement les plaintes (quand le dépôt de plainte est possible, ce qui est loin d'être toujours le cas). Aucun numéro d'urgence n'existe. Les femmes battues ne portent quasiment jamais plainte. Malgré le travail de nombreuses associations dans ces pays, les violences conjugales relèvent du tabou. C'est pour cela qu'il n'y a pas de statistiques. Et s'il en existe, les données sont si rares qu'aucun chiffre ne pourrait être fiable tant ils minimiseraient le phénomène. Ainsi, en observant les chiffres officiels des pays comme la France, où les femmes s'expriment plus, on peut manipuler ces chiffres pour donner l'impression qu'il y a plus de femmes battues dans nos contrées que dans les pays musulmans. Or la réalité est sans doute l'inverse. Mais tout ceci, Mohamed Bajrafil n'en parle pas.
Il considère que ces violences conjugales ont pour source la culture "arabe", pas la religion musulmane. Je le rejoins en partie. L'origine est culturelle, que ce soit la culture arabe, maghrébine (ce n'est pas la même chose), comorienne, européenne ou autres. L'islam n'en est pas responsable, mais il sert souvent de prétexte. L'interprétation de religieux comme Mohamed Bajrafil n'aide pas à inverser la tendance.
Une fois sa mise au point faite, il peut aborder le verset 34 de la sourate 4 qu'il traduit et explique ainsi : si vous craignez une sorte de révolte, de désobéissance de la part de la femme, qu'est-ce qu'il faut faire pédagogiquement ? On vous dit de couper le lit. C’est-à-dire quoi ? Tu ne dors pas dans le même lit que ta femme. Et ensuite ça va crescendo. La finalité c'est que tu fasses quoi ? Dieu dit (il parle en arabe dont voici la traduction : Dieu a dit ne les frappez pas violemment). Vous avez à leur faire ça (il prend un mouchoir qu'il passe en douceur sur sa main). (…) ça doit ni faire mal ni laisser de trace. Il n'y a pas de bleus. Tu ne pourras pas faire mal, ni casser un os ni rien du tout. L'idée ici c'est quoi ? C'est que tu montres à ta femme que ce qu'elle a fait ne te plaît pas et que tu n'es pas content de ce qu'elle a fait.
Dans son analyse, il reconnait la supériorité de l'époux sur son épouse. "Les hommes ont autorité sur les femmes, (…). Les femmes vertueuses sont obéissantes (à leurs maris)", comme l'indique le verset. Cette autorité "naturelle", que les islamistes nomment "complémentarité", n'interdit pas les violences conjugales mais les codifie pour qu'elles soient le dernier recours du mari dans une société arabique du Moyen-âge où la violence pouvait être le premier recours. Ce verset instaure un protocole dont la finalité, si la femme s'entête à désobéir, est de la frapper. C'est toute la différence avec la France, que Mohamed Bajrafil critique, où les lois interdisent catégoriquement toute violence.
Incapable de prendre ses distances avec ce texte, qui fut une avancée au VIIe siècle mais marque un recul inacceptable au XXIe, il tente par tous les moyens de le tordre pour l'adoucir. D'abord en trichant sur sa citation en arabe "Dieu a dit ne les frappez pas violemment", alors que le passage coranique concerné dit "frappez-les", sans préciser le degré de violence permis. Puis, il joint les mots au geste avec le mouchoir. Ensuite la torsion se fait par son interprétation : "ça doit ni faire mal ni laisser de trace. Il n'y a pas de bleus. Tu ne pourras pas faire mal, ni casser un os ni rien du tout." Encore une fois, le Coran ne mentionne rien de cela. Il applique la même méthode que Youssef Al-Qaradawi dans son livre "Le licite et l'illicite en islam" (1), en plus soft, ainsi que d'autres "savants" fréristes ou salafistes.
Enfin, le simple fait de justifier cette violence, même en l'adoucissant pour la rendre symbolique (comme un adulte envers un enfant que serait la femme), est particulièrement choquant. Devons-nous trouver si progressiste de ne pas faire mal ni de casser les os d'une femme ? On ne doit jamais lever la main sur son épouse, même avec un mouchoir !
Puis, Mohamed Bajrafil poursuit : Et est-ce que l'inverse est vrai ? Bien entendu. Les femmes du Prophète (SWS) l'ont fait dormir par terre pendant un mois. Il a dormi par terre tant est si bien qu'on voyait les traces de la nappe sur laquelle il dormait, les traces de la nappe sur ses côtes. Cette anecdote est la reprise d'un hadith qu'il a adapté pour que cela colle à son propos. Mais même si cela était vrai, il est surprenant de considérer que frapper son épouse relèverait de la même violence que de (provisoirement) dormir par terre pour un époux.
De plus, comment peut-il dire que l'inverse est vrai alors qu'aucun verset ne le mentionne ? Pour que l'inverse soit vrai, le même verset devrait exister pour les femmes : "Les femmes ont autorité sur les hommes, en raison des faveurs qu’Allah accorde à celles-là sur ceux-ci (…). Les maris vertueux sont obéissants (à leurs femmes) (…). Et quant à ceux dont vous craignez la désobéissance, exhortez-les, éloignez-vous d’eux dans leurs lits et frappez-les. S'ils arrivent à vous obéir, alors ne cherchez plus de voie contre eux."
Citer une anecdote (peu fiable) sur le Prophète n'est pas l'équivalence d'un verset coranique. L'inverse n'est donc pas vrai.
Il conclut sa démonstration ainsi : L'islam n'a nullement appelé les gens à frapper leurs femmes. [Le Coran] ne dit pas qu'il faut fracasser les femmes. Il a raison. Le Coran n'appelle pas à frapper les femmes. Il autorise les maris à le faire sous certaines conditions. Le Coran ne dit pas non plus qu'il faut les fracasser. Il dit juste "frappez-les" sans autres précisions. La nuance est réelle, mais elle permet à Mohamed Bajrafil de jongler pour s'autoriser un beau sophisme.
Mohamed Bajrafil est un intellectuel. Pourtant, il abdique (volontairement ?) tout esprit critique, toujours pour faire entrer des carrés dans des cercles. Il tente d'adapter la réalité (les femmes non musulmanes seraient plus violentées par leurs époux que les musulmanes) pour la faire correspondre aux textes coraniques, plutôt que de faire un effort d'exégèse afin de réinterpréter les textes à l'aune de notre réalité contemporaine. C'est toute la différence avec les musulmans progressistes/rationnalistes. Ces derniers ne tortillent pas. Les lois des États laïcs protégeant aujourd'hui les femmes, et les mentalités reconnaissant l'inacceptabilité des violences conjugales, ces musulmans considèrent que ce verset ne doit plus être appliqué, tout simplement.
Mohamed Bajrafil adopte la même approche avec le voile où il prétend respecter le texte à la lettre tout en le déformant. Un sujet qui fut largement évoqué dans le documentaire et que j'aborderai dans la troisième et dernière partie de cet article.
"Nous, Français musulmans" : un documentaire intéressant aux graves lacunes (1ère partie)
"Nous, Français musulmans" : un documentaire intéressant aux graves lacunes (3ème partie)
(1) Youssef Al-Qaradawi, le voile et les femmes : un théologien modéré ?