Henri Peña-Ruiz est philosophe. Spécialiste de la laïcité, il est l'auteur de plusieurs ouvrages. Il y a quelques jours, il fut invité à animer un débat intitulé "les trois boussoles de la laïcité", lors de l'université d'été de la France Insoumise. Il a abordé le problème que pose le terme "islamophobie". Par la malhonnêteté intellectuelle typique des partisans de ce terme, une personne a eu l'idée d'extraire un bout de phrase pour le balancer sur les réseaux sociaux : "on a le droit d'être islamophobe". Il a raison, on a parfaitement le droit en France d'être islamophobe. J'y reviendrai plus loin. Le problème est que cette phrase a été isolée du reste de l'explication qui aurait permis à tous d'en comprendre le sens. Il n'en fallait pas plus pour que les réseaux sociaux s'enflamment du côté des islamistes et de leurs soutiens, Henri Peña-Ruiz subissant injures et accusations en racisme. Voici l'intégralité de son propos, bien éloigné de ce que souhaitent lui faire dire les partisans du terme "islamophobie" :
Le racisme, qu’est-ce que c’est ? Mise au point : c’est la mise en question des personnes pour ce qu’elles sont. Mais ce n’est pas la mise en question de la religion. On a le droit, disait le regretté Charb, disait mon ami Stéphane Charbonnier, assassiné par les frères Kouachi en janvier 2015. On a le droit d’être athéophobe comme on a le droit d’être islamophobe. En revanche, on n’a pas le droit de rejeter des hommes ou des femmes parce qu’ils sont musulmans. Le racisme, et ne dévions jamais de cette définition sinon nous affaiblirons la lutte antiraciste, le racisme c’est la mise en cause d’un peuple ou d’un homme ou d’une femme comme tel. Le racisme antimusulman est un délit. La critique de l’islam, la critique du catholicisme, la critique de l’humanisme athée n’en est pas un. On a le droit d’être athéophobe, comme on a le droit d’être islamophobe, comme on a le droit d’être cathophobe. En revanche, on n’a pas le droit d’être homophobe, pourquoi ? Parce que le rejet des homosexuels vise les personnes. On rejette des gens pour ce qu’ils sont, et là on n’a pas le droit de le faire. Le rejet ne peut porter que sur ce qu’on fait et non pas sur ce qu’on est.
J'adhère pleinement à ces propos que je ne cesse de rappeler depuis des années. Un seul élément me semble toutefois erroné.
S'en prendre à quelqu'un du fait de sa religion est légalement condamnable. Mais l'adhésion à une idéologie (politique, religieuse, etc.) n'est pas incrustée dans les gènes. L'appartenance à l'islam n'est pas génétique ni tribale. On est musulman parce qu'on y adhère, non parce que cela serait transmis par l'ethnie. Les actes et propos discriminants et haineux envers des individus en raison de leur religion sont condamnables de la même façon que les actes et propos racistes. Mais s'en prendre à une personne du fait de ses opinions religieuses ou politiques n'est pas du racisme. Il n'y pas plus de racisme anti musulman que de racisme anti catholique ou de racisme anti communiste. Toutes les discriminations envers des individus sont condamnables par la loi. Mais elles ne sont pas toutes réduites au même vocable. En incluant les propos anti musulmans dans la notion de racisme, on s'inscrit dans le logiciel des islamistes et des indigénistes/racialistes : le musulman n'est plus le fidèle d'une religion. Il devient membre d'un peuple, d'une ethnie à laquelle il est assigné. En racialisant un choix religieux, on essentialise tous les musulmans, exactement comme le fait l'extrême droite. En même temps, et c'est tout l'intérêt de cette racialisation, cela ouvre la porte au rétablissement du délit de blasphème. En effet, si un individu est humainement musulman, toute critique de l'islam serait logiquement une attaque contre son humanité, donc du racisme. C'est tout l'art du terme "islamophobie".
Il n'y pas plus de racisme anti musulman que de racisme anti catholique ou de racisme anti communiste.
Comme le mot l'indique, l'islamophobie est la peur irrationnelle de l'islam. A ce jour, ce n'est pas un délit puisque la peur (qu'elle soit irrationnelle ou réfléchie), la critique ou la moquerie de l'islam relèvent de la liberté d'expression au même titre que pour les autres religions. En France, nous avons le droit d'être islamophobe (avoir peur de l'islam, ne pas aimer cette religion et le dire, la critiquer et s'en moquer) tout comme nous avons le droit d'être islamophile (aimer l'islam et l'exprimer).
Par le concept d'"l'islamophobie", les islamistes entretiennent volontairement le flou entre critique de l'islam, de l'islamisme, et actes/propos anti musulmans. L’intérêt est de délictualiser les critiques suscitées par la peur de l'islam (véritable sens du terme "islamophobie") et de l'islamisme, mais aussi toute autre critique du dogme, par le rétablissement du délit de blasphème. Or, la France n'est pas une théocratie et notre laïcité est un obstacle insurmontable pour les islamistes. Pour réussir à créer un délit de blasphème (réservé uniquement à l'islam), ils ont eu une idée magistrale : confondre les actes/propos anti musulmans condamnables par la loi avec le blasphème, se servir des premiers pour interdire le second. D'où l'importance de la racialisation de cette religion et des musulmans. Ils n'ont de cesse depuis des années de répéter cette idée. L'association la plus en pointe en ce domaine est le Comité Contre l'Islamophobie en France (CCIF). Cette association d'extrême droite promeut l'islam version Frères musulmans. Elle martèle que l'islamophobie serait un délit avec une définition éloignée de ce qu'elle est. Elle a donc logiquement réagi aux propos de Henri Peña-Ruiz en postant une série de tweets. Elle en profite aussi pour faire une mise au point : À nouveau, celles et ceux qui accusent le CCIF de vouloir empêcher la critique de l’islam n’ont jamais pu le prouver. Nous combattons l’islamophobie, qui est « l’hostilité systématique à l’égard des musulmans ». Point. Toutes nos actions vont dans ce sens.
Personne n'a jamais pu le prouver ? Je le fais depuis trois ans. En voici un exemple que j'avais publié il y a quelques mois : Marwan Muhammad, qui fut porte-parole puis directeur du CCIF, a déjà eu l'occasion de montrer cette volontaire confusion entre peur et critique de l'islam avec l'hostilité envers les musulmans. Comme il souhaite renvoyer l'image d'un militant "antiraciste" qui respecterait la liberté d'expression, il déclare n'avoir aucun problème avec la critique de l'islam, comme il l'avait affirmé par exemple en 2016 en tant que porte-parole du CCIF. Seule la lutte contre la haine envers les musulmans le motiverait. Mais, comme toujours, il hurle à l'islamophobie dès que pointe la critique de l'islam. Ce fut le cas deux ans plus tôt, en 2014 sur le plateau d'iTélé (devenue depuis CNews). Le journaliste cite Éric Zemmour qui avait déclaré : "il suffit d'ouvrir le Coran pour voir des appels aux meurtres des Juifs et des chrétiens".
Les idées défendues par Éric Zemmour sont hautement contestables, souvent détestables, voire juridiquement condamnables. Il a d'ailleurs déjà été condamné. Mais lorsqu'il critique le Coran en s'appuyant sur ses versets, il ne fait qu'exercer sa liberté de critiquer une idéologie, que nous soyons d'accord ou pas avec son analyse (volet intellectuel qui n'est pas son fort). Son affirmation est textuellement exacte : nous pouvons trouver ce genre d'appels dans le Coran. Mais leur analyse relativise son affirmation. Sa critique est islamophobe, dans le véritable sens du terme (peur de l'islam) et relève du débat intellectuel. Mais Marwan Muhammad, qui prétend être pour la liberté d'expression, s'offusque et trouve inacceptable que, sur une antenne comme celle d'iTélé, on tienne ce genre de propos et que, à l'heure où je vous parle, il n'ait pas été encore sanctionné. C'est absolument irresponsable de la part d'une chaîne d'information de donner la parole à des gens qui tiennent ce genre de discours (…) et de ne pas les sanctionner. Et ça, c'est hautement plus problématique qu'une parole islamophobe marginale.
Il classe cette libre critique du Coran dans la même catégorie que les actes/propos anti musulmans qu'il appelle aussi "islamophobie". Tout devrait être répréhensible. C'est tout l'intérêt de "l'islamophobie", terme volontairement valise. Il assume clairement vouloir appliquer la censure en brandissant le blasphème. En résumé, il déclare n'avoir aucun problème avec la critique de l'islam, sauf quand on le critique. Voilà pourquoi ces islamistes restent vagues dans l'énoncé des principes, pour rassurer la société. Mais dès qu'une situation concrète se présente, l'intégrisme de ces islamistes se révèle, le sens réel du terme "islamophobie" aussi.
Marwan Muhammad classe la libre critique du Coran dans la même catégorie que les actes/propos anti musulmans qu'il appelle aussi "islamophobie".
Si le CCIF n'a jamais attaqué Charlie Hebdo ou quiconque devant un tribunal, ce n'est pas par bonté d'âme ou par respect de la liberté d'expression. C'est parce qu'il sait qu'il sera toujours débouté. Sa lutte pour condamner la critique de l'islam se fait sur le terrain idéologique et politique pour amener un jour le législateur à intégrer le terme "islamophobie" dans un texte de loi. Ce jour-là, le CCIF ne se contentera plus d'indignations médiatiques. Il enchainera les procès. Mais en attendant, il ne peut que faire pression, en demandant fermement par exemple à une chaîne d'information de sanctionner un de ses polémistes. Puisque la loi n'est pas (encore) de son côté, Marwan Muhammad intime une chaîne de prendre elle-même les mesures nécessaires... pour ensuite affirmer que le CCIF n'a jamais empêché personne de critiquer l'islam.
Cette fusion volontaire entre la critique de l'islam et les propos anti musulmans inlassablement martelés fonctionne. Elle a en partie atteint son but. Si, contrairement au mensonge proféré par le CCIF, l'islamophobie n'est pas (encore) un délit, ce terme a été adopté par une partie de la société. Le Larousse est aussi tombé dans le piège de la fusion entre la crainte/critique d'une idéologie et l'hostilité envers des individus : "Islamophobie : hostilité envers l'islam, les musulmans". Le dictionnaire glisse de la religion vers ses fidèles. Mais cette succincte définition erronée (un comble pour un dictionnaire) a le mérite de pointer le danger de ce terme par sa confusion : être hostile à une idéologie serait la même chose que de s'en prendre aux individus, mais uniquement valable pour l'islam. Cela crée, de fait, une notion de blasphème spécifique à cette religion, non reconnue par la loi mais par les promoteurs de ce terme. C'est exactement ce que souhaite l'islamisme politique pour tenter de faire taire toute opposition et dans l'espoir, qu'un jour, cela se traduise juridiquement dans le code pénal. Voilà pourquoi l'usage du mot "islamophobie" est dangereux.
Jusqu'à présent, la critique du christianisme et les multiples caricatures de Jésus, de Moïse, du pape et de tout ce qui compose le clergé sont acceptés par la société au nom de la liberté d'expression. Les parodies des Guignols de l'info ou les caricatures de Charlie Hebdo n'ont jamais gêné personne, à part quelques intégristes chrétiens inaudibles. Il en va tout autrement de l'islam : procès, pressions, menaces de morts, etc. Si l'État n'a pas (encore) fait de l'islamophobie un délit, les islamistes djihadistes en ont fait un crime. La sanction : la peine de mort. Depuis janvier 2015, qui a osé caricaturer le Prophète Mohamed ?
C'est dans ce contexte que les propos très justes de Henri Peña-Ruiz (en dehors du "racisme anti musulmans"), pourtant spécialiste reconnu de la laïcité, ont été violemment dénoncés par celles et ceux qui ont fini par adhérer à l'idée qu'il faudrait interdire le blasphème envers l'islam.
Il y a d'abord les islamistes bien sûr. Des salafistes de Islam&Info aux Frères musulmans comme le CCIF, leurs comptes se sont enflammés sur les réseaux sociaux. Il y a aussi leurs premiers alliés qui partagent bon nombre d'idées. En effet, des identitaires musulmans ont sèchement dénoncé les propos de Henri Pena Ruiz : de Youcef Brakni, associé au parti islamiste Français ET Musulman et qui aime citer le Prophète Mohamed en plein conseil municipal, à Taha Bouhafs, qui a l'insulte raciste facile envers les "Arabes"/musulmans qu'il considère comme des traîtres s'ils sont un peu trop laïques et républicains.
Mais, plus grave, des personnalités de la majorité présidentielle soutiennent la vision islamiste pour le rétablissement du délit de blasphème. Nous l'avions observé il y a quelques mois par la députée LREM Laetitia Avia dans le cadre de son projet de loi sur la lutte contre la cyber-haine (1). Sans oublier bien sûr le député Aurélien Taché, idéologiquement plus proche de l'islamisme politique que de l'universalisme.
Cette fois, nous avons Julien Denormandie, Ministre auprès de la Ministre de la Cohésion des Territoires et des Relations avec les Collectivités territoriales, chargé de la Ville et du Logement. Dans un tweet, il s'improvise porte-parole des islamistes :
Même si ce n’était pas l’intention de l’auteur, les propos tenus à #AMFiS2019 donnent le sentiment que c’est normal d’être #islamophobe, ce dont beaucoup de Français sont victimes. Non, ce n’est pas normal, non « on n’a pas le droit » d’être islamophobe.
Julien Denormandie, Ministre, imagine qu'il existe un délit de blasphème envers l'islam.
Chose particulièrement grave pour un Ministre, il ignore la loi puisque l'islamophobie ne figure dans aucun texte législatif. Pire encore, il fusionne les actes et propos anti musulmans (illégaux) avec le blasphème envers l'islam (islamophobie). Il essentialise ainsi tous les musulmans tout en introduisant la légitimité d'interdire la critique de l'islam.
Même chose du côté de Nadia Hai, députée dans les Yvelines, qui a pris la défense de Julien Denormandie également dans un tweet :
Quand @J_Denormandie "re-"met les points sur les "i" face à une France Insoumise qui petit à petit laisse trahir ses incohérences et sème la confusion !
Non à l’#islamophobie dont le sens et les propos sont déplacés vers l’hostilité envers les musulmans !
Les incohérences et la confusion sont bien de son côté. Là aussi il est singulièrement grave qu'une députée de la République souhaite réintroduire le délit de blasphème (mais uniquement pour l'islam) en le confondant sciemment avec l'hostilité envers des individus.
Heureusement, tous ne sont pas sur la même ligne au sein de la majorité présidentielle. François Cormier-Bouligeon, député du Cher, a répondu au Ministre :
Ah oui vraiment Julien ? Il n’est pas légal en France de critiquer telle ou telle religion ? Le délit de blasphème existe vraiment ? Je ne le crois pas.
C’est le racisme qui est inacceptable et illégal. Ce n’est pas qu’une nuance.
Le raisonnement d’@HenriPenaRuiz est parfait.
Marlène Schiappa, Secrétaire d'État à l'égalité femmes-hommes et lutte contre les discriminations auprès du Premier Ministre, est aussi sur la ligne républicaine :
On peut partager, ou non, les opinions politiques d’Henri Peña-Ruiz (je ne les partage pas).
Mais ses livres sur la laïcité sont des références. Sa rigueur intellectuelle est incontestable.
Débattons sur la base de ses livres plutôt que d’un tweet tronqué et déformé.
Leurs positions sont rassurantes mais nous ne devons pas nous réjouir. Il est même inquiétant que des membres du gouvernement et élus de la majorité soient séduits par la rhétorique de l'islamisme politique. Il est terrifiant de devoir lutter contre des membres de la majorité présidentielle pour préserver des acquis laïques et démocratiques chèrement gagnés au cours de l'histoire de notre pays.
L'islam est une idéologie comme une autre. En avoir peur, la critiquer ou s'en moquer (islamophobie), tout comme l'aimer et le dire (islamophilie), sont bien un droit. Le 7 janvier 2015, la rédaction de Charlie Hebdo a été massacrée pour avoir exercé celui d'être islamophobe.
Seule l'hostilité envers les individus est condamnable. Le délit de blasphème n'existe plus depuis plus de cent ans. La France est une République démocratique et laïque, pas une théocratie. Il ne peut pas y avoir un délit de blasphème, de plus uniquement réservé à l'islam. La liberté d'expression est un droit inaliénable, un des thermomètres de la bonne santé d'une démocratie. Vouloir délictualiser l'islamophobie (ou l'islamophilie) est donc, par définition, être antidémocrate. Cela n'a rien d'étonnant venant des islamistes. C'est particulièrement effrayant venant d'élus de la République.
(1) Laetitia Avia pour le rétablissement du délit de blasphème ?