Dans la lame de fond de libération de la parole de femmes victimes de violences suite à l'affaire Harvey Weinstein, Henda Ayari a déclaré avoir trouvé la force de nommer l'homme qui l'aurait agressée en 2012 : Tariq Ramadan. Elle a ainsi déposé plainte le 20 octobre 2017 contre l'islamologue pour viol, violences volontaires, agression sexuelle, harcèlement et intimidation. Depuis, d'autres femmes se sont manifestées, une deuxième plainte a été enregistrée au moment où j'écris ces lignes.
Il n'est pas ici question de faire le procès de Tariq Ramadan. La présomption d'innocence doit s'exercer tout comme l'écoute de la parole des personnes qui se déclarent victimes. Dénigrer cette parole, en faire des menteuses opportunistes, relève de la même forfaiture que de condamner par avance un homme qui n'a pas encore été jugé par la justice. Les tribunaux populaires et médiatiques ne doivent pas se substituer au tribunal judiciaire.
Il s'agit pour moi d'analyser les réactions, et leur absence, des soutiens de cet islamologue intégriste concernant cette première plainte.
Cette affaire dépasse le cadre d'une plainte pour viol. Cela concerne une ancienne salafiste qui a ôté son voile, en a fait un livre, a été médiatisée, et attaque pour viol le prédicateur islamiste francophone le plus influent de ces trente dernières années. Le symbole est énorme, les enjeux idéologiques colossaux. C'est ce qui déchaine les passions. C'est ce qui explique les torrents de boue que reçoit la plaignante. Après que son corps aurait été sali, c'est son honneur qu'on arrose d'immondices, sous le regard indifférent des féministes différentialistes.
Une ancienne salafiste qui a ôté son voile, en a fait un livre, a été médiatisée, et attaque pour viol le prédicateur islamiste francophone le plus influent de ces trente dernières années.
Henda Ayari vit ce que risquent de vivre toutes femmes qui oseraient porter plainte, mais dans des proportions jamais observées jusque-là. Tenter de décrédibiliser la plaignante plutôt que de s'attarder sur le fond est une stratégie classique. C'est ce qui rend la démarche des victimes si difficile. Mais ici nous sommes face à un déferlement d'injures et de menaces qui se déversent sur les réseaux sociaux, sous trois angles : le sexisme, l'opportunisme supposé de la plaignante et l'antisémitisme.
Le premier réflexe des soutiens de Tariq Ramadan est d'affubler Henda Ayari de toutes les appellations d'un sexisme décomplexé. On l'attaque sur sa plastique. On estime qu'elle n'est physiquement pas digne d'un bel homme comme l'islamologue, ce qui serait une preuve suffisante de l'impossibilité d'un viol. Elle serait une "pute", une "catin" qui aurait couché avec un homme marié à l'insu de son plein gré. Elle serait une tentatrice puisque non voilée et présente, seule, avec un homme dans une chambre d'hôtel (peu importe que ce fut à l'invitation de celui-ci, marié et moralisateur, et qui pouvait aussi dire "non").
Un exemple d'insultes et de menaces envoyées à Henda Ayari en message privé
Les islamistes trouvent toujours le moyen d'inverser les rôles dans leur rhétorique machiste et victimaire habituelle, jusqu'à l'absurde : si les rapports sexuels étaient avérés, Tariq Ramadan serait la victime. Si elle décide, plusieurs années après, de dévoiler le nom de son agresseur, ce serait par opportunisme médiatique et financier.
C'est le deuxième angle du déferlement de haine : "tu veux gagner de l'argent". Une accusation récurrente lorsque la mauvaise foi et/ou le nombre de neurones est limité dans un cerveau. La même accusation a été portée contre Charlie Hebdo lors des épisodes sur les caricatures. L'un comme l'autre sont accusés de vouloir relancer les ventes du journal ou d'un livre en surfant sur "l'islamophobie" (terme inapproprié et usé jusqu'à la corde par les islamistes) pour l'un et sur l'attaque "bankable" contre un prédicateur respectable pour l'autre. Ces accusations sont déconnectées du réel. Comme pour Charlie Hebdo, le prix à payer est plus élevé que le soi-disant gain. Entre les dizaines d'insultes quotidiennes, les menaces de mort, l'insécurité pour elle et ses enfants, cela est sans commune mesure avec l'hypothétique et minuscule gain financier par la vente de quelques centaines de livres supplémentaires.
Pire encore, Tariq Ramadan serait victime d'un complot j… sioniste. Henda Ayari est accusée de participer au financement de la politique israélienne en reversant 5% du prix de vente de son livre à l'association "Europe Israël". Une fausse information (1) qui a fleuri dans la sphère islamiste.
Une autre accusation est censée être la preuve d'un tel complot : l'un des avocats de la plaignante est juif et serait un soutien d'Israël. Elle est ainsi accusée d'être un "agent sioniste" et de travailler avec des "agents du Mossad" pour détruire les musulmans.
Nous revenons au même délire utilisé par les intégristes musulmans depuis près d'un siècle pour se dédouaner de leurs propres responsabilités : le complot j… sioniste. Ce fantasme tout droit inspiré des "Protocoles des Sages de Sion" est l'arlésienne antisémite des islamistes dont j'ai retracé l'histoire dans un article précédent qui permet de comprendre de tels propos aujourd'hui dans cette affaire (2). Une histoire dont le grand-père de Tariq Ramadan n'est pas étranger.
Faire diversion pour faire oublier les actes supposés d'un individu par l'extrapolation à un complot juif mondial qui aurait pour objectif de nuire à tous les musulmans, un complot où seraient alliés j… sionistes et "islamophobes" pour faire tomber le plus "érudit" des musulmans, c'est ce que l'on nomme l'antisémitisme.
Un exemple antisémite et d'insultes parmi des dizaines d'autres dans cette affaire.
Accuser Tariq Ramadan d'agression sexuelle ou de viol serait accuser un musulman parce qu'il est musulman. Ce qui serait inacceptable pour toute autre personne devient tolérable par la protection que lui conférerait son islamité. Une islamité qui fait de lui une éternelle victime, même lorsqu'il est accusé de délit ou de crime.
Tariq Ramadan aurait pu se tenir à distance de cela, ne serait-ce que pour cette affaire. Mais il a relayé cette campagne sur sa page Facebook.
Supprimé peu de temps après avoir certainement réalisé la bourde qu'il venait de commettre, son partage montre son adhésion à cette thèse. L'antisémitisme a toujours été une obscurité intellectuelle qui aveugle le bon sens, même si votre réputation et votre liberté sont en jeu. Cette stratégie antisémite pour tenter de décrédibiliser son accusatrice montre également l'inhumanité et l'ignominie de ces personnes envers toutes les femmes victimes de violences. Quelques-uns de ses partisans ont su résumer en un hashtag leur sexisme et leur antisémitisme : #Jesuisuneputesioniste. Avec de tels soutiens, Tariq Ramadan n'a pas besoin d'ennemis.
Leurs arguments poussés jusqu'à l'absurde montrent qu'il n'est pas considéré comme un simple prédicateur à succès. Il est vénéré comme un demi-dieu. Nous ne sommes plus dans l'islam. Nous sommes face à une secte.
Quelques-uns de ses partisans ont su résumer en un hashtag leur sexisme et leur antisémitisme : #Jesuisuneputesioniste.
Finalement ce n'est pas Henda Ayari qu'ils insultent, c'est leur religion. Tous ces (intégristes) musulmans qui s'expriment de cette façon, ces mêmes personnes qui déclarent que l'islam est paix et amour, sont les premiers promoteurs de "l'islamophobie" (la peur de l'islam). Ils sont les prosélytes du halal pour contrôler ce qui entre dans leur bouche sans se soucier du haram qui en sort. Ils s'émeuvent de quelques traits de crayons qui caricaturent la religion et ses intégristes sans réaliser que les plus grands blasphémateurs envers l'islam, ce sont eux. Cette honte, qu'ils ne ressentent pas, rejaillit sur l'ensemble des musulmans dont la première d'entre eux dans cette affaire, Henda Ayari.
Face à ce déferlement sexiste et antisémite, il n'y a aucune réaction des féministes différencialistes et racialistes. Leur silence est une honte, certes, mais c'est aussi une stratégie. Leur gêne est palpable. Comment se positionner dans cette affaire ? La personne qui se déclare victime est une femme, de plus musulmane et "racisée" selon leurs critères racistes. Nous sommes face à l'une des situations les plus incroyablement évidentes de ces dernières années d'un sexisme, d'une misogynie, de propos antimusulmans (puisqu'elle est aussi attaquée sur sa religiosité par les soutiens de Tariq Ramadan) et de propos antisémites on ne peut plus clairs. Mais il y a un silence assourdissant… Ce serait pourtant une occasion en or de la défendre, elles qui sont si promptes à se positionner dans des affaires moins flagrantes. Mais voilà, l'agresseur supposé n'est pas "blanc". C'est un "racisé", donc forcément victime. De plus, il est musulman (et pas n'importe lequel), ce qui le rendrait doublement victime. Ajouté à cela, Henda Ayari a un défaut : elle a retiré son voile et l'a revendiqué. Le refus du sexisme islamiste par cette musulmane a fait d'elle une "islamophobe". Une "arabe de service" traitresse à sa "race" qui a fait "commerce" de son "islamophobie" n'est pas défendable face au plus pieux des "racisés". Le féminisme à géométrie variable de ces racialistes est secondaire face à l'atteinte d'un "racisé" de la communauté.
Ainsi, tous les repères de ces féministes sont chamboulés. Nous constatons ici les limites de leur "intersectionnalité" qui vit un véritable bug. La "sororité" dont elles se revendiquent est inféodée à l'épiderme et au choix religieux de la plaignante et de l'accusé. Henda Ayari n'est pas soutenue car, selon les théories racistes des indigéno-islamistes, elle a trahi "sa race, son clan", comme le dit Houria Bouteldja, la leader des Indigènes de la République, qui l'avait bien expliqué dans son livre (2) : "Si une femme Noire est violée par un Noir, c'est compréhensible qu'elle ne porte pas plainte pour protéger la communauté noire". Cela se décline pour les femmes d'origine maghrébine, les femmes de confession musulmane, etc. Mais cette femme a affiché son désir de s'émanciper de la communauté à laquelle on veut l'assigner.
Le refus du sexisme islamiste par cette musulmane a fait d'elle une "islamophobe". Une "arabe de service" traitresse à sa "race" qui a fait "commerce" de son "islamophobie" n'est pas défendable face au plus pieux des "racisés".
Comment ces racialistes indigéno-islamistes osent-elles ensuite se prétendre féministes, parler de "sororité" quand l'appartenance ethnique et religieuse des protagonistes a plus d'importance que le crime sexiste supposé et le déferlement de haine misogyne qui se déverse sur la plaignante ?
Injonction à se taire, refus de l'émancipation individuelle, menaces et insultes par un sexisme décomplexé : le silence de ces "féministes" différencialistes face à ce que subit Henda Ayari démontre par le tragique les limites de leur pensée racialiste et l'hypocrisie de leur "sororité" qui n'est autre qu'un racisme victimaire dont le féminisme dévoyé est l'instrument.
Ce dilemme, cette monstruosité intellectuelle ne peuvent exister qu'à travers leur instrumentalisation du concept d'intersectionnalité. C'est bien la preuve que leur vision intersectionnelle n'est rien d'autre qu'une hiérarchie des discriminations dont la priorité est donnée à l'appartenance communautaire supposée. Ce qui est cohérent avec leur rejet de l'universalisme au profit d'un faux féminisme pour un vrai communautarisme. La hiérarchie des discriminations n'existe pas dans l'universalisme qui ne voit ici qu'une femme qui se déclare victime face à un homme qu'elle accuse, sans distinction de couleur de peau et de religion. Cela simplifie les choses et assure une cohérence. Mais cette cohérence ne serait qu'un concept "blanc" pour les indigéno-islamistes. Que pouvions-nous attendre de celles qui défendent le port du vêtement le plus raciste et misogyne de l'histoire, le voile, au nom du respect de la religion ? Le sexisme est une des pierres angulaires de ce "féminisme". Ses promotrices sont un danger pour toutes les femmes quelle que soit leur (non) confession.
Le silence coupable des soutiens des indigéno-islamistes est encore plus gênant et révélateur, de Rokhaya Diallo en passant par Edwy Plenel. Alors que toute la presse évoque cette affaire depuis des jours, que les torrents de haine sexiste et antisémite envers la plaignante se déversent sur les réseaux sociaux, il aura fallu attendre 8 jours et une deuxième plainte contre l'islamologue pour que Médiapart en parle. Ce journal est habituellement plus réactif sur des affaires moins évidentes que celles-ci.
Quant à Clémentine Autain, elle n'avait pas hésité à se rendre dans le café de Sevran interdit aux femmes pour se faire prendre en photo, estimant démontrer que cette interdiction était fausse. Sans préciser qu'elle y était connue puisque élue de la ville et qu'elle ne s'y était peut-être pas rendue seule (il fallait bien quelqu'un pour prendre la photo). J'attends de découvrir sa photo avec Tariq Ramadan dans une chambre d'hôtel, après avoir pris rendez-vous avec lui pour l'informer de sa démarche, afin de prouver qu'elle n'a pas été agressée par celui qu'on accuse.
Si Tariq Ramadan gagne cette procédure judiciaire, il en sortira grandi. Il ne sera pas seulement perçu comme celui qui aura su vaincre ses fausses accusatrices (elles sont à présent plusieurs). Pour ses partisans, ce sera la victoire d'un musulman qui aura su contrecarrer les desseins "sionistes" et "islamophobes".
En revanche, si la plainte est classée sans suite, le soupçon continuera à lui coller à la peau comme un chewing-gum à une chaussure. Il n'aura pas été condamné par le tribunal judiciaire mais par le tribunal populaire qui ne pardonnera pas les écarts sexuels de cet homme marié, référence absolue du bon comportement pour ses fidèles, et de l'hypocrisie religieuse pour ses adversaires. Cet homme qui prêche depuis toujours la limitation de la mixité, la "pudeur" vestimentaire et du comportement, le refus de toute vie sexuelle en dehors du mariage, aura trompé sa femme en multipliant les "conquêtes" féminines allant à l'inverse de tout ce qu'il a prôné devant des foules béates d'admiration et buvant ses paroles. Sa carrière de prédicateur à succès sera terminée.
Dans le cas où il serait condamné, cela serait un énorme rebondissement. Une jeune femme seule aura réussi en l'attaquant sur ses dérives sexuelles là où tous ses adversaires intellectuels ont échoué : déchoir l'idéologue de son piédestal.
Le tribunal populaire ne pardonnera pas les écarts sexuels de cet homme marié, référence absolue du bon comportement pour ses fidèles, et de l'hypocrisie religieuse pour ses adversaires.
Cette affaire dramatique marque peut-être la fin de carrière d'un des idéologues islamistes européens les plus dangereux. Non pas par une révélation intellectuelle sur son double discours, chose faite depuis longtemps déjà, mais par la révélation humiliante d'une braguette violente dont la force spirituelle du propriétaire n'aura pas été suffisante pour la garder fermée.
(1) Affaire Tariq Ramadan : Non, Henda Ayari ne reverse pas 5% des ventes de son livre à Europe Israël, Le Courrier de l'Atlas, 25 octobre 2017.
(2) Le CCIF, fleuron de la nouvelle extrême droite française (1ère partie)
(3) Houria Bouteldja, Les Blancs, les Juifs et nous : Vers une politique de l'amour révolutionnaire, La Fabrique, 2016.