Le conflit israélo-palestinien, particulièrement complexe, a été importé depuis toujours par les régimes autoritaires du Maghreb pour détourner l’attention de leur peuple des problèmes économiques et politiques intérieurs. Il a aussi été importé par les islamistes dans ce même Maghreb, en France et ailleurs pour renforcer le sentiment d'appartenance à l'Oumma (communauté musulmane supranationale) tout en développant l'antisémitisme. Le conflit israélo-palestinien sert de prétexte à des combats idéologiques qui dépassent le sort des Palestiniens.
Dans le cadre de mon travail sur l’islamisme, la situation des Palestiniens apparaît donc régulièrement, mais toujours à travers un filtre. J’ai de bonnes connaissances sur l’histoire de ce conflit, mais n’en suis pas un spécialiste pour autant. Fin novembre 2022, je suis allé en Israël durant une semaine. Mon objectif n’était pas de tout savoir en si peu de temps, mais d’être au plus près du réel pour compléter mes connaissances autant que faire se peut. Je voulais simplement observer et rencontrer des habitants. Toutefois, n’ayant pas la possibilité de me rendre dans les territoires palestiniens, je savais d’avance que mes observations ne seraient que partielles.
Le dynamisme des constructions me surprend d’emblée. Les chantiers sont nombreux. Les immeubles, lotissements et routes poussent partout. J’ai l’impression que c’est une manière pour les Israéliens d’exprimer leur soif de vivre et de développement dans un pays cerné par des pressions hostiles, tout en voulant aussi marquer de façon indélébile leur affirmation que cette terre est la leur. Ce sentiment d’être cerné par des pays ou des groupes hostiles antagonistes se vérifie à la frontière nord par la menace que fait peser le Hezbollah et plus largement l’Iran. La petite superficie d’Israël rend ce sentiment encore plus prégnant. Je n’ignorais pas l’étroitesse géographique de cet État. Mais une fois sur place, le réel vous saute aux yeux. Je n’aurais jamais cru Tel Aviv aussi proche de la Cisjordanie, ni que nous pouvions distinguer Ramallah et Tel Aviv depuis les hauteurs de Jérusalem, ou bien que nous pouvions nous rendre de la bande de Gaza à n’importe quel endroit du pays en peu de temps. Un si petit territoire disputé rend la résolution du conflit encore plus difficile.
Une des plages de Tel-Aviv, 28 novembre 2022
Plus que partout ailleurs dans le pays, les habitants de Tel-Aviv ont fait le choix d’adopter une forme d’insouciance positive. Comparable à Miami pour ses plages, son dynamisme touristique, ses bars, hôtels et ses fêtes, cette ville dénote avec le reste d’Israël. Je n’y ai vu aucun Juif orthodoxe, même si certains y résident. Les hommes et femmes qui font leur jogging sur la corniche croisent les cours de sport mixtes en plein air, même fin novembre. La religion est nulle part. La jeunesse chic et branchée est partout.
Ici comme ailleurs, les résidents me parlent de la cherté de la vie mais aussi de leur soif de vivre face à la lourde histoire de leur jeune pays. Un bar de Tel-Aviv l’illustre particulièrement, le « Mike’s Place ». Ce soir-là, l’intérieur et la terrasse sont bondés. Un match de foot, opposant l’Iran à je ne sais plus qui, suscite une ambiance joyeusement excitée entre les supporters des deux équipes qui consomment tous ensemble des boissons, alcoolisées ou pas. En 2003, un attentat y avait été commis, traumatisant tout le pays. Les Israéliens ont appris à vivre avec leur passé sanglant et le risque d'attentats. Par la joie et la fête de ces soirées, ils veulent montrer que rien ne peut les empêcher de continuer à avancer et à s'amuser. En même temps, je ne peux m’empêcher de penser aux Palestiniens, qui, à quelques dizaines de kilomètres de là en Cisjordanie, n’ont pas la possibilité de faire preuve d’autant de joie et d’insouciance.
Mais Tel-Aviv est une ville à part. Tous les Israéliens le reconnaissent. Un Juif orthodoxe m’a dit, sur un ton à la fois dépité et contrarié, « Tel-Aviv n’est pas Israël ». Pour lui, cette ville n’est que superficialité et luxure. Le reste du pays se répartit entre des villes juives, des villes arabes et d’autres mixtes. En y ajoutant la minorité druze, Israël est bien plus multiculturel qu’uniformément juif. Cela se constate par certains détails comme les panneaux routiers, les plaques de nom de rue, etc. : tous sont écrits en hébreux, arabe et lettres latines. Ce multiculturalisme s’ajoute à la complexité du pays. Par contre, l’homogénéité ethnique est frappante. Il y a peu de personnes noirs ou asiatiques par exemple.
Concernant la cuisine, dans ce domaine comme dans d’autres, les similitudes avec le monde arabe sont nombreuses. Cela s’est confirmé en me rendant au marché de Mahane Yehuda à Jérusalem. De nombreuses saveurs et recettes m’ont renvoyé à la cuisine maghrébine et surtout libanaise. Sur les plans culinaire, comme linguistique et religieux, nous avons plus de points communs que de différences.
En déjeunant dans le restaurant d’une famille bédouine sédentarisée, à Shibli, situé à 16 km à l’est de Nazareth, j’ai pris le temps de discuter avec la famille du propriétaire. J’avais un peu l’impression d’être chez moi car tout m’était familier, de la nourriture à la décoration en passant par la langue arabe. Toute ma famille est musulmane pratiquante. Que ce soit en Tunisie ou en France, la cause palestinienne est importante pour ma famille tout comme pour la plupart des musulmans que j’ai croisés dans ma vie. Depuis mon adolescence, époque de la première intifada, je suis immergé dans des opinions tranchées où les Palestiniens sont les victimes et les Juifs les bourreaux. Cela dépasse la solidarité religieuse. C’est une identification personnelle : chaque musulman ressent la situation palestinienne comme une injustice qui le touche directement. Mais je ne suis jamais rentré dans ce moule. J’ai toujours voulu exercer mon esprit critique. Ce voyage en Israël est une belle opportunité pour trouver certaines réponses, pour mieux comprendre la complexité de la situation. Celle des Arabes musulmans israéliens en est une. Malgré moi, je m’identifie instantanément à cette famille de restaurateurs.
On m’explique que la « coexistence » entre Juifs et Arabes est possible, qu’elle existe et que les Arabes israéliens peuvent autant prospérer économiquement que les Juifs israéliens. C’est sans doute vrai. Mais je voulais gratter un peu plus pour aller au-delà de ce discours. Je leur ai donc demandé ce qu’ils pensent, en tant qu’Arabes, de la loi fondamentale du pays qui déclare « Israël en tant qu’État-nation du peuple juif. (…) L’exercice du droit à l’autodétermination nationale dans l’État d’Israël est spécifique au peuple juif. » ? Une loi contestée par de nombreux Arabes israéliens et qui inquiète jusqu’au Haut-commissariat aux droits humains de l’ONU. Les discriminations existent dans tous les pays. Mais tous n’ont pas gravé ces discriminations dans le marbre de leur constitution ou leurs lois fondamentales. Ma question embarrasse. Il a fallu revenir plusieurs fois à la charge pour obtenir un début de réponse consensuelle.
En discutant avec les filles et l’épouse du propriétaire, j’ai énormément appris, notamment sur une forme de résignation des Arabes musulmans israéliens. Tous parlent de « coexistence », pas de « vivre ensemble ». La différence peut sembler subtile, mais elle est de taille. Une phrase m’a encore plus marqué, répétée plusieurs fois par les filles. Je leur ai demandé si elles se sentent pleinement israéliennes, si leur nationalité est supérieure ou égale à leur arabité. Leur réponse : « Israël m’a donné tous mes droits. Je peux faire des études et construire une carrière professionnelle. J’accepte donc de vivre ici ». « J’accepte de vivre ici » n’est pas la même chose que de dire « je suis fière d’être Israélienne ». Ce sentiment d’être moins israéliennes que les Juifs, entériné par la loi fondamentale citée plus haut, montre les limites du multiculturalisme israélien. Le dernier éclairage que j’attendais était la relation entre les Arabes musulmans israéliens et les Palestiniens, dont beaucoup ont de la famille de part et d’autre. La famille a été très claire : elle n’est pas Palestienne. Elle est plus attachée à Israël qu’à la Palestine. Un sentiment partagé, semble-t-il, par de nombreux Arabes du pays, surtout les Arabes chrétiens. Toutefois, lorsque la violence se ravive entre Israël et les territoires palestiniens, les filles ont reconnu avoir un sentiment de solidarité avec les Palestiniens.
À l’issue de cet échange, quelques questions me taraudent : qu’est-ce qu’être Israélien ? Qu’est-ce qui soude les citoyens autour de leur Nation ? La réponse peut sembler simple au regard de l’histoire du peuple Juif et de son désir légitime d’avoir son propre État. Mais les Juifs ne sont pas la seule composante du pays. Ce n’est donc pas la religion ni l’ethnie qui soudent tous les citoyens, puisque plusieurs minorités composent aussi Israël. Un début de réponse se trouve peut-être dans ce que j’ai relaté plus haut : le sentiment du danger permanent que font peser les voisins d’Israël, en y ajoutant l’épée de Damoclès des attentats palestiniens.
Ce sentiment se vérifie surtout à proximité de Gaza. Les habitants d’un kibboutz que j’ai pu visiter m’ont parlé du danger permanent qui pèse sur eux. Ils sont à portée de tir des roquettes du Hamas. Des roquettes se sont d’ailleurs déjà abattues sur leur lotissement. Ils m’ont raconté, avec nostalgie, le passé où ils vivaient en bonne entente avec les Palestiniens, jusqu’à ce que, selon eux, le Hamas fasse tout voler en éclat.
Vestige d'une roquette du Hamas lancée sur le kibboutz depuis Gaza
À proximité de la bande de Gaza, le système de défense aérienne mobile israélien « Dôme de fer », a été déployé pour intercepter des roquettes et obus de courte portée lancés par le Hamas.
À quelques kilomètres, le checkpoint Erez, un des points de passage vers Gaza, est l’illustration des tensions politiques et armées qui font parfois la Une des médias du monde entier. En me rendant sur place et en découvrant l’enchainement des évènements qui ont mené à la création de ce checkpoint, je comprends que rien n’est simple. L’existence des checkpoints est perçue comme un des symboles de l’oppression des Palestiniens. Cela galvanise tous les islamistes et une grande part des musulmans de la planète. Celui-ci a un quotidien des plus banals. Des Palestiniens passent sans problème pour se rendre en Israël, comme j’ai pu le constater. Tout est automatisé. Peu de soldats sont présents. Du côté gazaoui, les Palestiniens doivent passer par un checkpoint du Hamas puis un autre du Fatah avant d’arriver à celui d’Israël. Ces deux passages distincts témoignent du conflit entre le Hamas et le Fatah. Séparés géographiquement et politiquement, Gaza et la Cisjordanie évoluent différemment. Israël joue évidemment sur ces divisions.
Je n'ai pas eu le droit de prendre en photo des Palestiniens ni des soldats. J'ai donc attendu l'instant où personne ne sera dans le cadre. C'est pour cela que le lieu semble désert.
Je n’ai malheureusement pas pu me rendre dans des colonies légales ou illégales, essentielles pour saisir la complexité du conflit. Mais je suis allé à Jérusalem. Dinstincte en tout point de Tel-Aviv, la visite de la capitale religieuse est incontournable. Ce périple, riche en émotions et en symboles, sera le thème de la seconde partie de cet article.