Une route longe une vallée où se distingue à flanc de colline des habitations éparses. Les fouilles archéologiques ont dû s’y succéder depuis des décennies. Chaque chantier, chaque trou, rend possible la découverte de ruines antiques. Entrer à Jérusalem pour la première fois, pour le passionné d’histoire que je suis, est émouvant. Que de récits romains et bibliques se sont déroulés ici. Un peu comme Paris, Jérusalem est un musée à ciel ouvert. Les vestiges de l’Antiquité côtoient les monuments religieux juifs et chrétiens qui eux-mêmes jouxtent l’architecture ottomane et britannique. Si, par inadvertance, on oublie le caractère religieux de la ville, la présence de nombreux Juifs et Juives orthodoxes dans les rues nous le rappelle.
Au sommet d’une colline se trouve une mosquée, construite sur un ancien monastère, à l’emplacement supposé de la tombe du prophète Samuel. Une partie a été transformée en synagogue. Nebi Samuel (le tombeau de Samuel) se trouve dans un village palestinien en Cisjordanie occupée par Israël. Le toit terrasse offre une vue imprenable, d’un côté sur Jérusalem, de l’autre sur une partie de la Cisjordanie, des colonies juives et des villages palestiniens qui la composent. Nous pouvons voir le mur de séparation, certains immeubles de Ramallah et même distinguer Tel Aviv au loin. La géographie, la réalité de la petitesse du territoire et du découpage en Gruyère d’une partie de la Cisjordanie entre colonies juives et villages palestiniens, vous sautent aux yeux. Mieux que n’importe quel discours, la vue qui m’est offerte, où tout est imbriqué dans un mouchoir de poche, montre que la création de deux États séparés est quasiment impossible. Comme me l’a dit un lieutenant-colonel réserviste de l’armée israélienne qui m’accompagnait, « je considère que ces territoires sont Israël. Eux, considèrent que c’est la Palestine. Pour vivre en paix, on devra tous faire des concessions. Il faudra bien qu’on arrive à s’entendre. On n’a pas le choix ».
Les grandes enseignes composent cette belle imitation de la vieille ville. Un juif orthodoxe, musicien, se produit dans la rue.
Pour me rendre à la vieille ville, je passe par une zone piétonne, le quartier huppé de Mamilla. Les bâtiments ont été restaurés pour accueillir des boutiques de vêtements, des bijouteries et autres restaurants chics. L’architecture originelle est respectée. Elle donne le ton de la vieille ville. Une fois le quartier et un escalier dépassés, l’arrivée devant les murailles fait son effet. Mon imagination me transporte auprès des croisés au Moyen-Âge et Saladin faisant le siège de la ville devant ses murailles.
Tous les croyants et croyantes se croisent, quelle que soit la religion. Cette coexistence apparente est un beau symbole. En franchissant les remparts, et une fois dépassés les quelques bâtiments construits par les britanniques il y a un siècle, la vieille ville de Jérusalem est comme je l’imaginais. Les ruelles étroites ressemblent aux médinas arabes. Cet air familier me renvoie à la médina et au souk de Tunis. Il y a toutefois des différences de taille. L’une d’elles est, bien sûr, le poids historique et sacré, le croisement des trois grandes religions monothéistes et la présence de plusieurs de leurs principaux lieux saints. Chaque religion a sa zone et ses ruelles. Les limites ne sont pas matérialisées par des barrières ou des panneaux, mais par l’allure vestimentaire, la langue des commerçants et les produits vendus. Ainsi, à la limite du quartier chrétien par exemple, on passe d’une boutique vendant des croix et des petites statues de la Vierge à une autre qui vend des mains de Fatma et des extraits du Coran gravés. Voir des juifs orthodoxes marcher dans les rues musulmanes et des musulmans circuler dans les quartiers chrétiens donne le sentiment d’une belle image de tolérance et de mixité. On se dit que, s’ils y arrivent ici, alors cela doit être possible partout ailleurs. Mais ce n’est qu’une illusion.
À la différence de toutes les autres vieilles villes de la planète, celle de Jérusalem concentre nombre de tensions internationales depuis deux millénaires. Cela explique pourquoi l’atmosphère que j’ai sentie est si tendue, confirmé par la présence de soldats israéliens à de nombreux croisements de ruelles. Ces soldats sont très jeunes et comptent parmi eux de nombreuses filles qui effectuent tous, sans doute, leur service militaire. En étant plus attentif, on réalise que chacun reste dans son quartier. Les personnes qui circulent d’une zone à une autre sont les touristes et les pèlerins pour se rendre au lieu saint de leur choix. J’ai pu voir, par exemple, des juifs orthodoxes traverser le quartier musulman. L’image du croisement avec des femmes musulmanes voilées peut sembler émouvante. Sauf que le passage des premiers se fait tête baissée et au pas de courses. Est-ce la crainte d’être agressés par des musulmans ou bien leur détestation de ces derniers qui, à leurs yeux, ne devraient pas vivre sur le territoire sacré qu’ils considèrent être le leur ? Je ne sais pas. Mais une chose est sûre : l’armée est là pour maintenir l’ordre et possiblement empêcher tout attentat.
J’ai pu visiter les lieux saints chrétiens et juifs. L’église du Saint-Sépulcre et le Mur des Lamentations sont géographiquement si proches.
Mais il y a un lieu sacré encore plus proche du mur : l’esplanade des Mosquées, située juste au-dessus. J’y suis retourné le lendemain pour tenter de m’y rendre. L’accès y est filtré. Ce vendredi, jour de prière à la mosquée, l’accès y est interdit pour les non-musulmans. Je m’approche d’un des escaliers qui mène à l’esplanade. Je me retrouve face à des soldats israéliens. On me demande si je suis musulman. Je réponds oui. Alors on me dit de monter au sommet de l’escalier pour passer le deuxième filtre. L’accès à l’esplanade est contrôlé par des musulmans. On me demande encore si je le suis. Je réponds oui. Je dois le prouver. Je récite la chahada. On me laisse passer.
D’autres marches doivent être gravies pour qu’apparaisse sur l’esplanade un des lieux les plus sacrés de l’islam : le dôme du Rocher. Selon la tradition musulmane, le prophète Mohamed serait monté au ciel depuis un rocher en compagnie de l’ange Gabriel pour rencontrer Moïse et Jésus. Un dôme a été construit pour le protéger et le sanctuariser. Le dôme du Rocher est le troisième lieu saint de l’islam. J’ai pu y entrer, accompagné d’un jeune homme qui s’est gentiment proposé de me faire visiter. Comme sur l’esplanade, des mamans (toutes voilées) s’y promènent avec leurs enfants qui courent et jouent. Cela donne plus l’impression d’être dans un parc de jeux qu’un lieu saint. Le rocher est situé au milieu, entouré d’une clôture en bois.
Le jeune homme m’indique que je peux toucher la pierre en passant la main dans un petit orifice. Ma mère et toute ma famille en Tunisie m’ont parlé de ce lieu sacré depuis mon enfance. Mais aujourd’hui, je suis le seul à m’y être rendu. L’émotion m’étreint. Elle n’est pas suscitée par la religiosité, dont je suis dépourvu, mais par un sentiment culturel, un héritage patrimonial. J’ai l’impression d’avoir accompli ce que ma mère et personne d’autre de ma famille n’a accompli. Je suis en train de m’élever, à mon tour, vers les cieux. Mais je suis vite ramené sur terre par le jeune homme. Il veut à tout prix me vendre un coran et me faire payer sa visite. Ce que j’avais pris pour de la bonté religieuse n’est autre qu’un intérêt vénal au cœur d’un des lieux les plus sacrés de l’islam… et tout le monde trouve cela normal. Je refuse et quitte les lieux. En marchant sur l’esplanade, toujours étreint par l’émotion, j’appelle ma mère pour lui dire où je suis. Elle n’en revient pas. L’esplanade est vaste. En ce jour de repos, mamans assises et enfants qui courent sont nombreux. Il est difficile d’imaginer qu’ici ont lieu des manifestations violentes entre Palestiniens et l’armée israélienne dont les images font le tour du monde.
L’esplanade se trouve juste au-dessus du Mur des Lamentations, mais aussi à quelques mètres de la mosquée al-Aqsa et, à vol d’oiseau dans la direction opposée, à quelques dizaines de mètres de l’église du Saint-Sépulcre. De plus, le lieu n’est pas seulement saint pour l’islam. Il l’est aussi pour le judaïsme. Selon la tradition juive, Abraham monta avec son fils Isaac sur ce même rocher pour l’offrir à Dieu. C’est pour cela qu’ont été construits ici-même le temple de Salomon et celui d'Hérode. Le Mur des Lamentations serait un vestige de ce dernier. Alors, autant dire que les Juifs orthodoxes goûtent moyennement que la gestion du mont du Temple soit déléguée aux musulmans et, pire encore, que des monuments musulmans y soient construits. Cerise sur le gâteau, les Juifs ont même l’interdiction de se rendre sur l’esplanade, pour des raisons de tensions et de sécurité évidentes. C’est pour cela que, en bas de l’escalier de la vieille ville qui mène à l’esplanade, j’ai pu voir quelques jeunes Juifs ultrareligieux se tenir debout, immobiles, de longues minutes. Ils prient. Ils sont si proches et désespèrent de ne pas pouvoir se rendre sur un rocher qu’ils considèrent leur appartenir. Dans la vieille ville de Jérusalem, les tensions sont palpables en permanence. Mais tout le monde reste sur le fil. Sinon, ce serait la guerre tous les jours. La coexistence, à l’apparence harmonieuse, n’est pas choisie. Elle est contrainte.
À droite de l'image se trouve la mosquée al-Aqsa. À gauche, le mur des Lamentations se situe à seulement quelques mètres (derrière la passerelle). Juste au dessus du mur, l'espalanade des Mosquées est reliée à la mosquée al-Aqsa.
Sur le départ, je passe de nouveau par la place où se trouve le Mur des Lamentations. Quelques minutes plus tôt, je récitais la chahada pour pouvoir me rendre sur l’esplanade des Mosquées. Maintenant, je dois porter une kippa distribuée gratuitement pour me rendre au mur… Au moment où je quitte la vieille ville, j’entends l’appel à la prière de la mosquée al-Aqsa. Je me retourne pour la regarder. Mon attention est aussi attirée vers le Mur des Lamentations à quelques mètres de là. J’entends des chants religieux juifs car nous sommes à quelques minutes du début du shabbat. Des Juifs se recueillent devant le mur quand d’autres, principalement des jeunes, sont festifs, dansent et chantent sur la place. La scène est pour moi surréaliste. Je n’imaginais pas que ces lieux soient géographiquement et culturellement aussi proches. La mosquée al-Aqsa et le Mur des Lamentations sont dans mon champ de vision. Les sons qui me parviennent des deux endroits se marient parfaitement. Pour parfaire le symbole, j’entends quelques cloches sonner. Je ne pouvais pas rêver mieux pour conclure ma visite. Avant d’être des ennemis, les frères-ennemis sont frères.
Conclusion
Découvrir la complexité d’Israël en une semaine a été un challenge. Ce pays est économiquement dynamique, notamment tourné vers les nouvelles technologies. La beauté de ses paysages, ses sites historiques et religieux, la qualité de ses infrastructures font aussi de cet État une destination touristique indéniable. Mais rien ne peut faire oublier la ligne de crête entre le conservatisme religieux et le progressisme ni la situation géopolitique. La solution à deux États semble inaccessible. Même pour les Palestiniens, le problème de la liaison terrestre entre Gaza et la Cisjordanie est insoluble.
De ce voyage, il me restera des images, des saveurs, des visages, des paysages, mais aussi des drames vécus par des Juifs et d’autres par des Arabes. Il me restera cette impression d’aller de l’avant chez les Israéliens et une forme de résignation face au statu quo du conflit avec les Palestiniens. Mais une chose est certaine, et tous sont unanimes : tant que le Hamas sera l’un des principaux acteurs, aucune solution au conflit ne sera possible. Je suis entièrement d’accord. Mais j’y ajoute aussi les ultra-religieux juifs, toujours plus influents au sein de l’État hébreux.
Chaque pays a ses propres complexités. Celles d’Israël sont l’héritage d’une histoire multimillénaire et le présage d’un avenir tumultueux.