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Naëm Bestandji

Féminisme / Universalisme / Laïcité

dossiers - Du Maghreb au Moyen-Orient - Maghreb, Virginité,

Le mythe de la virginité est entretenu pour sauver le patriarcat (1ère partie)

Par Naëm Bestandji . Publié le 05 Mars 2020 à 13h17

Liens vers les autres parties en fin de celle-ci.

Une fille qui couche avant le mariage ? C'est une pute. Pour le mariage, il faut qu'elle soit propre. La fille doit se respecter. Une fille vierge au mariage, c'est une fille bien.
Propos communs tenus par des hommes et des femmes (adolescents et adultes) avec qui je m'étais entretenu au Maghreb et en France.

L'obsession de la virginité féminine est un héritage culturel patriarcal. De nombreuses cultures à travers le monde sont concernées, pas seulement la culture orientale. Cette injonction faite aux femmes de rester "vierges" jusqu'au mariage est si forte que ses partisans sont convaincus de la possibilité de vérifier cette virginité. Or, comme l'expression "mythe de la virginité" l'indique, cette vérification possible n'est qu'une croyance. Un mythe, une légende patriarcale aussi crédible que la naissance d'Eve par une côte d'Adam, qui ne cesse encore de faire des victimes, au XXIe siècle.

Le patriarcat au-delà de la religion

Comme toutes les religions du "Livre" (judaïsme, christianisme, islam), l'islam consacre la chasteté hors mariage. Comme toutes ces religions, cette chasteté concerne les deux sexes :
- sourate 24 verset 30 : "Dis aux croyants de baisser leurs regards et de garder leur chasteté. C’est plus pur pour eux. (…)."
- Sourate 24 verset 31 : "Et dis aux croyantes de baisser leurs regards, de garder leur chasteté (…)."
- Sourate 24 verset 33 : "Et que ceux qui n’ont pas de quoi se marier, cherchent à rester chastes jusqu’à ce qu’Allah les enrichisse par Sa grâce. (…)."

Si le Coran consacre cette chasteté pour les deux sexes, les sociétés patriarcales ont joué d'hypocrisie pour interpréter ces textes dans un sens machiste. La chasteté masculine est devenue optionnelle, la chasteté féminine obligatoire. Il y a plusieurs raisons à cela. L'une d'entre elles est psychologique et morale : la pénétration. La femme "reçoit" l'homme en elle. Le sexe d'un homme pénètre et "laboure" son corps. Le Coran emploie ce terme : "Vos épouses sont pour vous un champ de labour ; allez à votre champ comme [et quand] vous le voulez" (sourate 2 verset 223). La pensée qu'un ou des hommes aient pénétré telle femme hors mariage, et qu'il y ait aussi eu éjaculation interne, crée l'image d'une femme salie et "d'occasion". Cette idée est partagée par le machisme en général, pas seulement par les religions. Le corps de l'homme, lui, n'est pas pénétré par la femme et n'a aucun risque de tomber enceinte. Le risque de grossesse est l'autre raison importante de l'existence du mythe de la virginité, celle qui a les plus lourdes conséquences.

Jusqu'à une période récente, un homme pouvait enchainer les partenaires et nier être le père en cas de grossesse de l'une ou plusieurs d'entre elles. Un époux pouvait également émettre des doutes sur sa paternité et accuser son épouse d'adultère. A l'inverse, une femme ne peut pas nier être la mère de l'enfant qu'elle porte… Le stigmate de son "mauvais comportement" est gravé en relief sur son ventre durant neuf mois.

Au-delà de l'aspect moral, le rôle le plus important de la femme est d'assurer la descendance familiale et plus largement la pérennité de la communauté. Elle est un ventre incubateur avant d'être une femme d'intérieur.
Par définition, les cultures patriarcales sont dominées par les hommes qui ont tous les pouvoirs, dont le pouvoir économique et la propriété privée. Ceci leur incombe la responsabilité d'assurer le gite, le couvert et la sécurité financière de leur famille. Les femmes sont entièrement dépendantes des hommes. Elles sont leur propriété, comme l'affirme le théologien Frère musulman Youssef Al-Qaradawi (1). L'homme étant le chef de famille, il est donc aussi nécessaire de savoir qui est le père pour savoir à qui transmettre ses biens.

La femme est un objet monnayable, le mariage est son cadre

Le mariage pose un cadre reconnu par la communauté à l'intérieur duquel les biens seront transmis à la descendance. Les alliances ou arrangements entre deux familles par pur intérêt économique et matériel étaient la norme, tout comme l'endogamie, afin de s'assurer que les terres et/ou les biens resteront dans la famille, ou bien pour consacrer une paix durable entre deux clans, etc. En tant qu'objet monnayable, la femme était centrale dans les négociations diplomatiques au niveau local, régional et international. Sa virginité était synonyme de pureté, un objet neuf.

Il n'était pas rare qu'une fillette soit ainsi promise à un cousin, un voisin ou un autre clan alors qu'elle n'était même pas en âge de marcher. Cette pratique n'était pas exclusive au Moyen-Orient. Elle était aussi courante en Occident, aussi loin que l'Histoire remonte. Il suffit d'observer les stratégies d'alliances matrimoniales dans l'antiquité puis entre souverains européens ou seigneurs locaux, vitrines d'une pratique culturelle répandue dans leurs sociétés.

L'objet qu'est la femme, ce futur incubateur, appartient au père ou tout autre tuteur. L'acte de mariage transfère cet objet à l'époux qui en devient le nouveau propriétaire. De sa naissance à sa mort, pas une seule seconde de sa vie la femme ne sera propriétaire de son corps. De "fille de", elle devient "femme de" puis s'y ajoutera "mère de". La pureté virginale est le sceau de la transaction. Un objet d'occasion serait la honte de la famille et rendrait un mariage presque impossible. Au-delà de l'aspect moral, pourquoi un homme choisirait une voiture d'occasion quand il peut trouver une voiture neuve au même prix ? Telle est leur façon de raisonner et de respecter les femmes. Celles dont la perte de virginité est publiquement reconnue avaient toutes les chances de rester à la charge de leur famille pour le reste de leur vie. La situation était encore pire si elle tombait enceinte hors mariage : il lui était impossible de se marier si elle était célibataire ; elle était répudiée et tombait dans la misère si elle était mariée.

De sa naissance à sa mort, pas une seule seconde de sa vie la femme ne sera propriétaire de son corps.

La situation a peu changé aujourd'hui. Dans les milieux patriarcaux, le corps féminin reste lié à la communauté, un corps public soumis à tous les enjeux. La réputation familiale repose sur les épaules des filles. Le mythe de la virginité reste vivace. L'acte de mariage assure toujours le transfert de propriété, même symbolique, du père ou tuteur au mari.
Pour mieux saisir ce qui se passe dans les milieux musulmans français, il est fondamental de connaitre et comprendre la situation des trois pays du Maghreb dont sont originaires et culturellement imprégnés la plupart des français de confession musulmane (sans oublier la Turquie). Tout est lié.

Un sentiment de pureté face à la décadence de "l'Occident"

Dans sa thèse de doctorat en Sociologie sur "les normes de pureté et la construction de soi chez les adolescentes tunisiennes", Meryem Sellami nous explique que le verrouillage symbolique du corps de la fille s’opère essentiellement à travers l’éducation familiale. La perte de la virginité est présentée à l’enfant comme une cause de honte effroyable qui retombe sur la famille, éclaboussant même les ancêtres. A ce titre, durant les entretiens effectués avec les adolescentes scolarisées à Tunis, il est saisissant de constater à quel point, dès qu’il s’agit de sexualité, elles se sentent redevables de leur « pureté » vis-à-vis de leurs parents, oncles, frères, grands-parents et même de leurs arrière-grands-parents (2). J'ai travaillé quelques années sur le sujet de la sexualité des femmes maghrébines. Je porte le même constat. De la Tunisie au Maroc, le discours est partout le même. L'élément qui me surprend depuis toujours est le rôle des mères. Dans les cultures patriarcales, ce sont les mères qui éduquent les enfants. Ce sont elles qui transmettent les valeurs de leur propre oppression en culpabilisant et en effrayant leurs filles tout en valorisant, ou au moins en déresponsabilisant, leurs garçons. Pour paraphraser Simone de Beauvoir : on ne nait pas macho, on le devient. Si les mères n'ont, certes, pas tous les pouvoirs dans le devenir de leurs enfants, elles sont tout de même le premier maillon de la chaîne. Certaines éduquent leurs enfants ainsi par conviction. D'autres le font par résignation. S'estimant impuissantes pour changer leur société dont elles ont été elles-mêmes victimes, elles préparent leurs filles à entrer dans le moule. Selon elles, affirmer un minimum d'indépendance vis-à-vis des hommes et du "qu'en-dira-t-on" amène plus de malheurs que de se montrer docile.

Dans les cultures patriarcales, ce sont les mères qui éduquent les enfants. Ce sont elles qui transmettent les valeurs de leur propre oppression.

Cette culture est entretenue et renforcée par les islamistes au nom d'une religion qu'ils ont phagocytée. Face à l'évolution de "l'Occident" perçue comme décadente, le conservatisme, le patriarcat et l'oppression des femmes sont brandis comme arme identitaire pour se protéger de cette influence. Le voile est leur instrument matériel, la virginité leur instrument charnel. Leur discours est martelé constamment dans les prêches prononcés dans les mosquées, dans des conférences, des livres, sur des cassettes puis sur CD et aujourd'hui sur internet, et enfin sur les chaines satellitaires du Moyen-Orient qui arrosent la planète.
Leur discours est même adapté pour séduire la jeunesse. Les livres islamistes pour la petite enfance ne se comptent plus. Quant aux adolescents, des prédicateurs utilisent les codes des télé-évangélistes américains pour les séduire. C'est le cas du prédicateur égyptien Amr Khaled. Il est une véritable star dans le monde arabo-musulman. La totalité des maghrébines et maghrébins avec qui j'ai échangé le connaissent, au moins de nom. Dans une forme moderne, il tient des discours ultra conservateurs. Son obsession identitaire englobant tous les musulmans du monde dans l'Oumma, dont le sexisme du voile et la virginité féminine seraient le socle, ne le distingue pas des autres islamistes. Ses discours sont intégrés par de nombreuses adolescentes pour qui la virginité doit rester « une valeur essentielle de la femme arabe et musulmane ». Souad, [Tunisienne de] 18 ans : « je n’aimerais pas vivre dans une société où les femmes sont complètement libérées et feraient n’importe quoi de leur corps comme en Europe, il ne faut pas oublier que nous, nous sommes toujours Arabes et musulmanes avant tout, notre éducation, et le respect de certaines de nos coutumes fait notre spécificité (3). Là encore, j'apporte les mêmes constats, j'ai entendu les mêmes discours par des jeunes marocaines, algériennes, tunisiennes et françaises d'origine maghrébine. Elles considèrent leur corps comme un bien public. Leur "pureté" est censée être le symbole de la résistance musulmane à l'Occident.

Le monde change, le patriarcat évolue

Mais le monde n'est plus le même, pas seulement en Occident. Dans la plupart des pays musulmans comme ailleurs, femmes et hommes se marient de plus en plus tard. Les femmes sont toujours plus nombreuses à faire des études. Si certaines y mettent un terme pour se marier, d'autres préfèrent attendre d'être diplômées. Aujourd'hui encore, comme au XIXe siècle en France, de nombreuses musulmanes font des études afin d'être un beau trophée intelligent et cultivé pour leur futur époux. D'autres, dont le nombre ne cesse de croître, font des études pour se construire une carrière professionnelle, ou entrent rapidement dans la vie active. Leur désir d'être autre chose qu'une épouse ou qu'une mère, allié à celui de ne pas dépendre financièrement d'un homme, prend le pas sur le destin ancestral des femmes. Auparavant, elles désiraient trouver un mari qui ait une bonne situation professionnelle et qui soit issu d'une "bonne famille". L'intérêt était tout autant le prestige que la sécurité financière pour la femme et ses futurs enfants. Aujourd'hui, pour les femmes actives, ces critères ont perdu de leur importance, même s'ils restent prégnants. Ces femmes ont à présent le désir de trouver l'amour et le bonheur, des critères auparavant secondaires qu'on estimait arriver après le mariage… avec un peu de chance. Leur parcours universitaire puis/ou l'installation dans la vie professionnelle, ajoutés à leurs nouveaux critères dans la recherche de leur futur époux, ont rendu ces femmes plus exigeantes. Ajouté à cela le coût élevé d'un mariage (il doit toujours être plus somptueux que celui des voisins) et d'un logement, l'ensemble de ces évolutions explique le recul de l'âge moyen du mariage au Maghreb.

Ces mutations sociétales n'ont pas fait reculer pour autant les traditions ancestrales, comme expliqué plus haut. Si la femme s'émancipe professionnellement, son corps reste soumis au contrôle social. On se marie de plus en plus tard, mais une femme célibataire doit malgré tout rester vierge, quel que soit son âge. En dehors du salafisme, il devient rare qu'un homme refuse que son épouse travaille. Dans leurs critères pour trouver l'épouse idéale, beaucoup exigent même qu'elle ait déjà un emploi et un salaire. Ils veulent qu'elle soit professionnellement active pour participer aux ressources du foyer (leur participation est d'ailleurs parfois plus importante que celle de leur époux) mais qu'elle ait été sexuellement inactive avant leur rencontre. Il faudrait que les femmes soient adultes sur le plan professionnel mais restent d'éternelles mineures sur le plan sexuel. En résumé, la femme à marier doit être salariée, vierge et l'homme restera le chef de famille. Le salariat des femmes ne marque pas la fin du patriarcat, juste une évolution.

Les femmes restent d'éternelles mineures

Ce tiraillement aboutit à une situation contre nature car le corps des femmes, comme celui des hommes, exprime des désirs. La sexualité en fait partie. Mais là encore, l'homme est avantagé. S'il n'est toujours pas marié, on excusera ses "écarts" car "un homme a des besoins" qu'il doit satisfaire. Quant à la femme, on estime depuis toujours que son corps est programmé pour satisfaire le besoin des hommes. La libido féminine n'est pas considérée. Elle est même diabolisée. De nombreuses femmes l'intègrent encore aujourd'hui et étouffent consciemment ou non leur libido. Mais plus nombreuses sont celles qui écoutent leur corps quand le futur mari se fait attendre. En effet, si auparavant elles étaient toutes mariées à l'adolescence, il n'est pas rare aujourd'hui dans les pays musulmans de croiser des femmes quadragénaires qui n'ont jamais été mariées. S'y ajoutent les femmes divorcées toujours plus nombreuses. Plus on avance en âge et plus les occasions de faire l'amour se multiplient, surtout lorsqu'on a une vie sociale et professionnelle. Les échanges culturels à travers les voyages, la télévision et internet font également évoluer les mentalités des femmes qui ont moins de scrupules à passer à l'acte. Ainsi, à moins d'avoir vécu dans une grotte coupée du monde, il est humainement naturel qu'une femme ne soit plus vierge à 30 ou même 25 ans. Le recul de l'âge moyen du mariage augmente mécaniquement le nombre de relations sexuelles hors mariage. Si certaines femmes assument leur sexualité et peuvent avoir des relations sexuelles uniquement pour accéder au plaisir, d'autres "perdent leur virginité" dans le cadre d'une histoire sentimentale. Pourquoi attendre la nuit de noce quand on s'aime ? Mais si beaucoup de ces relations amoureuses se concrétisent effectivement par un mariage, d'autres s'éteignent avant.

Il faut toutefois distinguer, parmi ces relations amoureuses, celles qui couchent réellement par plaisir de celles qui le font pour préserver leur couple et leur futur mariage. En effet, il est fréquent qu'une jeune femme, toute imprégnée de culture patriarcale, ne souhaite pas avoir de rapports sexuels avant la nuit de noce. Mais face à l'insistance de son amoureux et au risque qu'il aille voir ailleurs si l'herbe est plus verte, elle cède et couche pour préserver son couple. Malheureusement pour ces jeunes femmes, il arrive très fréquemment que l'homme en question décide de rompre avant de lui passer la bague au doigt. Certaines fois parce qu'ils s'aperçoivent qu'ils ne sont pas faits l'un pour l'autre. D'autres fois parce qu'après avoir obtenu ce qu'ils voulaient (coucher avec leur fiancée), ils rompent.

Toute cette organisation sociétale et culturelle autour de l'entrecuisse des femmes repose sur une certitude : il serait possible de vérifier la virginité féminine. Si ce n'était pas le cas, cet édifice patriarcal s'effondrerait. Comme toute culture archaïque, ses fondations reposent sur l'ignorance qui engendre les idées reçues et la création des mythes. Avant de savoir si la virginité peut être contrôlée ou pas, il est nécessaire de définir ce qu'est la virginité sexuelle.
Que signifie-t-elle et peut-on réellement la vérifier ? Les réponses sont à découvrir dans la deuxième partie de cet article.

Le mythe de la virginité est entretenu pour sauver le patriarcat (2ème partie)
Le mythe de la virginité est entretenu pour sauver le patriarcat (3ème partie)
Le mythe de la virginité est entretenu pour sauver le patriarcat (4ème partie)

(1) Qaradawi Youssef, Le licite et l’illicite en islam, Paris, Éditions Al Qalam, 1992, réed. 2005, p. 154.
(2) Sellami Meryem, Adolescentes voilées, du corps souillé au corps sacré, Hermann, 2013, p. 32.
(3) Ibid, p. 53.

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