Les trois premières parties de cet article montrent qu'une longue et complexe analyse des textes coraniques est nécessaire pour tenter de s'approcher d'un message divin censé être si évident dans les discours islamistes de façade. Si Dieu (quand on y croit) avait voulu prescrire le voile et en faire un élément fondamental, il aurait été beaucoup plus explicite et bien plus ferme. Or, les textes évoquent des vêtements différents selon les versets, et aucun n'est un voile. Au-delà de l'erreur de traduction, imposer le "voile" comme terme unique quand le Coran en emploie plusieurs empêche d'approcher la subtilité du texte au profit d'une interprétation totalisante et totalitaire. Ajouté à cela, il n'y a aucune indication précise sur les parties du corps à cacher (à part le décolleté), pour des versets qui font référence à des circonstances particulières de la société médinoise du VIIe siècle. Ils concernent une période, une culture, des événements, des acteurs et un contexte précis. Ils étaient sans doute légitimes il y a 1500 ans pour des tribus d'Arabie où aucune loi ni aucun État ne protégeaient les femmes. Mais les femmes du Prophète ne sont pas toutes les musulmanes de la planète. Les femmes, les hommes et la société arabique du VIIe siècle ne sont pas ceux de notre monde d'aujourd'hui, y compris en Arabie. Ces versets n'ont jamais eu vocation à être intemporels et universels.
En supposant que le voile figurerait dans le Coran, son intérêt était la discrétion des femmes musulmanes face à l'exubérance et l'exhibition d'autres femmes. Dans nos sociétés actuelles, les rôles se sont inversés : le voile est devenu une forme d'exhibition et d'exubérance. Le voile n’est plus ce qui cache, mais, au contraire, ce qui fait apparaître, ce qui laisse à voir, comme l'écrit le théologien Moreno Al Ajamî qui déplore cet état de fait. L'islam appelle pourtant à l'humilité et à la discrétion. Preuve supplémentaire que les musulmans rationalistes sont bien plus fidèles et respectueux des textes religieux que les intégristes et leur prétendue littéralité.
Dit autrement, nous sommes passés de la mante, du châle, de la cape, dont il était demandé de rapprocher une partie sur soi pour couvrir une zone imprécise du corps, pour des raisons d'humilité et de discrétion, à un voile couvrant la tête voire tout le corps justifié par un désir de punition sexuelle et d'exhibition "religieuse" et politique. Le plus surprenant n'est donc pas que ces versets existent, mais qu'on les détourne et souhaite encore les appliquer aujourd'hui, sur des territoires où il existe un État et des lois qui protègent tous les individus.
Ces versets n'ont aussi rien de spirituel. Aucune promesse d'être plus proche de Dieu parce qu'une femme irait aux toilettes en portant une mante (cf. 2ème partie) ou qu'elle porterait un châle pour couvrir son décolleté. Aucune raison spirituelle non plus pour les femmes de Médine à qui étaient destinés ces versets. De plus, comme ils étaient de simples recommandations et non pas des ordres divins, tout cela explique pourquoi aucune sanction divine n'est mentionnée : pas de menaces de l'enfer ni même de bannissements ou de châtiments terrestres comme le fouet. Il n'y a rien... Puis cela apparut au fil des siècles, par la mise en place et l'évolution de la charia qui s'appuie sur les interprétations des exégètes de leur temps (rappelons-le : le voile a été créé et prescrit par des hommes pour contrôler le corps des femmes, non par des femmes masochistes qui l'auraient inventé pour elles-mêmes) : le verset 31 de la sourate 24 est trop vague ? Alors précisons-le à travers notre patriarcat. Aucun verset ne mentionne les cheveux ou la tête ? Alors trouvons des hadiths peu fiables qui calmeront nos ardeurs sexuelles en bâchant les femmes. Le Coran précise trop bien que cela était destiné aux femmes de Médine du VIIe siècle lors d'évènements particuliers ? Alors ne citons jamais le verset 60 de la sourate "Les Coalisés" et évitons de la contextualiser.
D'un sujet vague et secondaire dans le Coran, nous sommes arrivés aujourd'hui à une injonction définie et primordiale pour nombre de musulmans grâce à l'influence toujours grandissante des islamistes. Le voile, invention apocryphe, est à présent le sixième pilier de l'islam tant une partie des musulmans lui ont donné une si grande importance. C'est une aberration théologique et un blasphème.
Nous sommes passés de la mante, du châle, de la cape, dont il était demandé de rapprocher une partie sur soi pour couvrir une zone imprécise du corps, pour des raisons d'humilité et de discrétion, à un voile couvrant la tête voire tout le corps justifié par un désir de punition sexuelle et d'exhibition "religieuse" et politique.
Selon les intégristes, le voile ne montrerait pas qu'une plus grande religiosité des femmes qui le portent. Il les hiérarchise aussi en fonction de leur "vertu" supposée. Les femmes non voilées ne seraient pas seulement moins pieuses en tant que musulmanes. Elles seraient aussi moins respectables en tant que femmes.
Ainsi, bien qu'ils disent vouloir suivre à la lettre les recommandations du Prophète, bien qu'ils se disent prêts à revoir les traditions ayant dévoyé le message du Coran, les intégristes musulmans n'ont aucunement l'intention de remettre en question la coutume du voile. Au contraire, ils font tout ce qui est en leur pouvoir d'interprètes pour la rendre contraignante et en faire un symbole politique. Finalement, les intégristes ont instauré l'obligation du voile pour répondre à leurs désirs sexuels et politiques à défaut de respecter l'intention originelle de leur religion.
Comment est-on passé de cette simple recommandation qui concernait l'aspect social, les mœurs, à une obligation universelle et intemporelle ultra sexiste sous couvert du religieux ? Pourquoi les interprétations des islamologues et intellectuels musulmans rationalistes seraient moins crédibles que celles d'islamologues tels que Tariq ou Hani Ramadan ? La paresse intellectuelle des théologiens islamistes guidés par leur sexisme et leur obsession sexuelle rend-elle plus légitime leurs interprétations coraniques ?
Des théologiens, islamologues, etc., ont démontré, preuves à l'appui, qu'il n'y a aucun fondement à faire du voile une obligation religieuse. C'est pourtant l'interprétation intégriste qui domine aujourd'hui. Jusqu'au XXe siècle, chaque pays ou région du monde musulman avait son propre voile, héritage de coutumes patriarcales appuyées par les interprétations religieuses des écoles théologiques les plus machistes. Puis, par réaction à la colonisation, il y eut une standardisation du voile pour mieux l'étendre et affirmer son identité "islamique". C'est là qu'est né le voile contemporain.
Le voile (hijâb, jelbâb, niqâb, selon le degré de zèle), dans ses formes actuelles, a été inventé au début du XXe siècle au Moyen-Orient par les Wahhabites et les Frères Musulmans (la burqa afghane et le tchador iranien ont une autre histoire et sont moins répandus dans le monde). Il s'est imposé il y a seulement une trentaine d'années au Maghreb par la violence (en Algérie), le prosélytisme social, politique et médiatique acharné des intégristes. Les voiles culturels du Maghreb sont le safsari en Tunisie ou le haïk en Algérie par exemple. L'évolution serait donc au contraire d'ôter le voile, comme l'ont fait nombre de femmes dans les années 1960 et 70. Mais c'est sans compter sur l'acharnement des islamistes. Au-delà de son sexisme, le voile contemporain est un uniforme politique qui a été standardisé pour être reconnu et retrouvé dans le monde entier. Il matérialise le rêve islamiste : la communauté supranationale qu'est l'Oumma. Les frontières nationales ne comptent pas. L’objectif est que tous les musulmans à travers le monde puissent s’identifier à l’Oumma pour y être rassemblés. Cette communauté est considérée comme supérieure à toutes les autres. L'argument principal était à l'origine la préservation de l'identité face à la colonisation. Avec le temps, cela évolua vers l'affirmation identitaire face à l'Occident en général. Pour les islamistes, au-delà de leur obsession sexuelle, le corps des femmes est un corps public, un bouclier qui appartient à la communauté, l'Oumma, pour sa défense identitaire. Cela se rajoute au poids de la réputation familiale qui pèse déjà sur le corps des femmes, comme le mythe de la virginité.
Pour les islamistes, au-delà de leur obsession sexuelle, le corps des femmes est un corps public, un bouclier qui appartient à la communauté, l'Oumma, pour sa défense identitaire.
Ainsi, le particularisme des voiles culturels (tout aussi sexistes) de chaque pays a laissé place à un uniforme international identificateur qui donne la certification labellisée “je suis une bonne musulmane”. Le degré de conviction religieuse se mesure à présent aux centimètres carrés d’un morceau de tissu… qui n'a rien de religieux, en oubliant le caractère purement machiste, sexiste, voire misogyne, de cet uniforme politique. On retrouve donc aujourd’hui le même voile partout, que nous soyons en Égypte, au Maghreb, en Indonésie, en Europe ou ailleurs. Pour nombre de musulmans influencés par l'intégrisme, l’appartenance à l’islam est devenue la référence principale de leur citoyenneté, quel que soit le pays où ils se trouvent. La Tunisie, un des foyers les plus prolifiques des "nouveaux penseurs de l'islam", n'échappe pas au phénomène. Si au début des années 2000 de nombreux Tunisiens étaient encore choqués par l’apparition de ce morceau de tissu étranger à leur culture, il y est aujourd’hui globalement admis. Auparavant, ce pays avait vu éclore nombre de penseurs musulmans progressistes qui contribuèrent à transmettre l'islam des Lumières. Aujourd'hui, les Tunisiens ont droit aux salafisme importé du Moyen-Orient, à Ennahda (le parti islamiste, émanation des Frères Musulmans) et à son chef Rached Ghanouchi. Avancer dans le temps ne rime malheureusement pas toujours avec avancée intellectuelle.
Tout ceci fut rendu possible par les sommes colossales dépensées par les islamistes et la motivation sans faille des fanatiques pour propager leur vision de l'islam. Depuis la naissance des Frères Musulmans et du Wahhabisme institutionnel dans la première moitié du XXe siècle, les islamistes n'ont eu de cesse d'imposer leur vision de l'islam à tous. Les moyens utilisés sont divers. Le premier fut la violence. Dans l'Algérie des années 1990 par exemple, leurs arguments théologiques se limitaient à l'égorgement des femmes qui refusaient de se voiler et à assassiner toute personne qui manifestait un désaccord théologique avec eux. Le second moyen, bien plus efficace, est la propagande grâce à d'énormes moyens financiers qui ont permis une large diffusion de leurs paroles grâce aux chaînes satellitaires, prêches, librairies, boutiques, CD, livres, conférences, associations "culturelles", et à internet aujourd'hui. A travers l'Organisation de la coopération islamique (OCI), le salafisme de l'Arabie Saoudite a à sa disposition un outil international. Les Frères Musulmans ne sont pas en reste avec diverses structures continentales, nationales et locales. La faiblesse théologique de leur propagande est comblée par un outil ingénieux : la culpabilisation et la crainte de Dieu. Brandir la trahison de l'islam et la peur de l'enfer pour tout contrevenant à l'islamisme (arguments religieux inventés là aussi de toute pièce) a fait ses preuves. La victimisation est l'autre élément qui fonctionne bien dans les pays non musulmans.
Un des multiples ouvrages islamistes faisant la promotion du voile pour "la femme musulmane". La photo fut prise dans les allées du Rassemblement annuel des Frères Musulmans au Bourget en avril 2018. Ce livre, comme d'autres équivalents, est également vendu dans toutes les librairies islamistes sur internet et disponible dans les bibliothèques de nombreux centres "culturels" musulmans.
Ce type d'actions prosélytes n'est pas dans la nature des musulmans rationalistes qui considèrent que la religion est une affaire privée. Mais ils tentent malgré tout de se faire entendre. Ils s'expriment depuis des siècles. Nombreuses et nombreux sont leurs héritiers aujourd'hui. Ceux sur lesquels je me suis appuyé pour la partie théologique de cet article sont loin d'être les seuls. Des théologiens, historiens arabisants, islamologues, exégètes du Coran, femmes et hommes, de Tahar Haddad à Amel Grami, Mohamed Talbi en passant par Mohamed Tahar Ben Achour, Mohamed Arkoun et Ghaleb Bencheikh, de Moreno Al Ajamî, Abdelwahab Meddeb, Mohammed Charfi, Abdelaziz Thâalbi, Mongia Souahi, à Latifa Lakhdar, Rachid Benzine et tant d'autres à travers le monde, tous considèrent, en s'appuyant sur les mêmes textes coraniques, que le voile n'a absolument rien de religieux et qu'il marque au contraire un recul de la spiritualité au profit d'un apparat opposé à la discrétion religieuse prescrite par l'islam. Tous considèrent que le voile est une innovation sexiste inspirée de traditions patriarcales qui n'ont pour but que de satisfaire les exigences sexuelles et la domination des hommes sur le corps des femmes. Tous provoquent la rage des islamistes.
Le voile n'a absolument rien de religieux. Il marque au contraire un recul de la spiritualité au profit d'un apparat opposé à la discrétion religieuse prescrite par l'islam.
Ghaleb Bencheikh est le frère de Soheib, cité dans la 2ème partie de cet article. Ils sont les fils d'Abbas Bencheikh el Hocine (Cheikh Abbas), ouléma et homme de lettres algérien qui fut le recteur de l'Institut Musulman de la Grande Mosquée de Paris. Ces fils perpétuent l'héritage de leur père qui lui-même s'inscrivait dans l'islam des Lumières. Ghaleb est physicien et islamologue. Sa solide formation philosophique et théologique, qu'il suivit en parallèle de sa formation scientifique, l'a amené à être nommé président de la Conférence mondiale des religions pour la paix. Il présente également l'émission "Islam" sur France 2. Avec son frère, il est l'un des plus farouches opposants au voile. Je pourrais dire qu'ils sont l'antithèse des frères Ramadan.
A maintes reprises, Ghaleb a dénoncé le voile et le danger qu'il représente. Il affirme que le port du voile ne relève pas d'une obligation cultuelle absolue au même titre que les cinq piliers de l'islam (…). Par conséquent, sa non observance ne minore en rien l'islamité de la femme musulmane non voilée (1). Pour lui, le voile est une régression. (…) Hélas, mille fois hélas, la régression terrible et tragique, notamment avec une pseudo révolution khomeyniste, a fait en sorte qu'un uniforme s'est étalé de Jakarta jusqu'à Dakar, en passant par les banlieues de nos villes, etc., je trouve que c'est une difficulté à vivre dans notre société sereinement avec des rapports harmonieux entre les hommes et les femmes.
Quand il y a eu l'histoire de Creil, où on a voulu emmitoufler deux fillettes à peine nubiles, nous n'avions pas eu le courage (le nous est collectif, aussi bien les hiérarques musulmans qui ont failli, que les pouvoirs publics). Du côté des hiérarques musulmans il fallait dire simplement : "à supposer qu'il faille s'enchaîner aux éléments scripturaires (chose qu'il ne faut surtout pas faire), et bien les injonctions quant à l'acquisition du savoir sont infiniment plus nombreuses et impérieuses que de s'arc-bouter à un passage qui emmitoufle une fillette en compromettant sa scolarité." Et du côté des non musulmans, on avait une classe politique couarde et qui n'a pas su dire "allez circulez, il n'y a rien à voir".
Le travail qui est à mener c'est de sensibiliser les jeunes demoiselles de se libérer de ce qui les emmitoufle et de ce qui les étouffe. (2)
Extrait du débat "Islam et démocratie au 21ème siècle" organisé à Paris par la fondation Al Kawakibi qui plaide pour une réforme progressiste de l'islam, 21 avril 2015.
Les mêmes voix s'expriment dans des pays musulmans. Latifa Lakhdar est une historienne tunisienne, professeur d’université et chercheur sur la pensée islamique. Elle estime que le voile n’est pas un simple usage, il est la partie visible d’une vision du monde basée sur la coupure en deux de l’universel, les hommes et les femmes. Le voile est le signe de l’enfermement théologique des femmes. (3)
"les injonctions quant à l'acquisition du savoir sont infiniment plus nombreuses et impérieuses que de s'arc-bouter à un passage qui emmitoufle une fillette en compromettant sa scolarité."
Ghaleb Bencheikh, islamologue
Il y a même des religieux qui considéraient le voile comme une obligation et changèrent d'avis après avoir mené des recherches plus approfondies. C'est le cas de Tareq Oubrou. Imam à Bordeaux, il est l'une des figures de l'UOIF (les Frères Musulmans français) dont il s'éloigne idéologiquement depuis plusieurs années.
Il affirma longtemps que le voile est une prescription religieuse. Mais en 2013, il déclara que le port du voile ne fait pas partie des obligations strictement religieuses. Quant à ceux qui le considèrent comme obligatoire, je les mets au défi de me fournir un seul argument stipulant qu'une femme qui ne porte pas le voile commettrait une faute grave. (4)
Il explique son évolution ainsi : j'ai profondément changé. (…) J'étais un produit de l'idéologie islamiste. Depuis, j'ai acquis intellectuellement un niveau de maturité suffisant pour avoir une autonomie de pensée, d'autant que j'étais questionné et déconcerté par l'importance déraisonnable accordé au "voile" et à son rôle de porte-drapeau (5). Interpellé par l'idée de Mohamed Tahar Ben Achour qui considère que la femme peut montrer ses cheveux, Tareq Oubrou a parcouru des kilomètres de littérature sur le droit canonique pour arriver à la conclusion suivante : affirmer que dans le Coran il existerait un verset qui obligerait la femme musulmane, quelle que soit sa culture d'origine, à se couvrir la tête est faux. (…) Aujourd'hui, des musulmanes portent le "voile" et même le jilbab qui ne sont même pas ceux de l'époque du Prophète pour la bonne raison que personne ne sait comment ils étaient. Nous sommes dans un fantasme absolu ! (…) L'islam n'a donc inventé aucune mode vestimentaire, il composait seulement avec les cultures en place (6).
Autre exemple et non des moindres : le théologien Gamal Al-Banna (1920-2013), propre frère de Hassan Al-Banna (co-fondateur de la Confrérie des Frères Musulmans) et grand-oncle de Tariq et Hani Ramadan, ne reconnaît pas le voile comme prescription religieuse. Il affirme lui aussi que cela ne figure pas dans le Coran (7).
Tous ne sont que des exemples parmi tant d'autres. Pourtant, ils peinent à être entendus, malgré leur nombre, la qualité et la quantité de leurs livres et conférences. Leurs ouvrages ne sont évidemment pas vendus dans les librairies islamistes. Nombre d'entre eux ne sont même pas réédités. Ils sont aussi introuvables dans les centres "culturels" musulmans qui disposent d'une bibliothèque où pullulent les livres salafistes et fréristes. Où peut-on trouver aujourd'hui les ouvrages de Qasim Amin ou de Mohamed Tahar Ben Achour ? Nulle part. Ils sont tombés dans l'oubli grâce à la censure islamiste. L'œuvre de Mohamed Tahar Ben Achour est occasionnellement célébrée en Tunisie, mais de manière trop confidentielle. Combien d'occidentaux, musulmans ou non, ont lu les livres ou assisté aux conférences (sur place ou sur internet) de Ghaleb Bencheik, d'Abdelwahhab Meddeb ou de Malek Chebel face au public de Tariq Ramadan ou de Hassan Iquioussen (prêcheur de l'UOIF) ? La balance penche de façon écrasante du côté islamiste dont les prédicateurs à succès disposent d'un réseau de militants fanatiques qui assurent la publicité et la diffusion de leurs prêches et ouvrages. Face à la puissance des intégristes, les diffusions au compte-goutte des idées rationalistes sont dérisoires.
Mais pour les islamistes, cela ne suffit pas. Depuis plusieurs décennies, on ne compte plus les musulmans discrédités par des rumeurs (on attaque leur vie privée plutôt que de critiquer leurs idées), accusés d'apostasie, menacés, intimidés voire même violentés en raison de leurs interprétations religieuses différentes. Un théologien qui exprimerait une autre analyse des textes coraniques le ferait au péril de sa vie. Les rationalistes sont aujourd'hui ostracisés. Certains ont dû s'exiler en Europe pour sauver leur vie et celle de leur famille. Les islamistes ont réussi à imposer leur vision. Ils peuvent donc affirmer qu'il y a consensus. Cela permet à la fois de faire croire que tout le monde est d'accord tout en permettant d'accuser d'apostasie et/ou de traîtrise tout musulman qui oserait faire entendre une voix différente. En Europe, on les qualifie "d'islamophobes". En résumé : "On est tous d'accord. Celui qui ne l'est pas n'est pas musulman".
Ainsi, lorsqu'un musulman ou une musulmane veut se renseigner sur sa religion, quels livres trouveront-ils en premier ? Quels sites et vidéos sur internet croiseront-ils en priorité ? La totalité des musulman(e)s avec qui j'ai échangé tout au long de ma vie, toutes celles et ceux dont j'ai écouté et lu les propos sur les réseaux sociaux, et qui affirment que le voile est une obligation religieuse, ont dans leur bibliothèque ou ont eu entre leurs mains les ouvrages de Tariq Ramadan, de Youssef Al-Qaradawi, de Sayyid Sâbiq, d'Abou Bakr Djaber Al-Djazaïri ou d'autres. Ils ont visionné des conférences des frères Ramadan ou du prêcheur salafiste Nader Abou Anas dont la chaîne YouTube affiche des milliers de vues à chaque vidéo. Ils n'ont pu échapper au prosélytisme de l'UOIF à travers ses multiples associations créées pour toucher un maximum de musulmans. Au Maghreb, ils ont tous entendu parler des prêches télévisés d'Amr Khaled (prédicateur islamiste dans le style des évangélistes américains). Nombreux sont ceux qui suivent les émissions religieuses des dizaines de chaînes satellitaires exclusivement réservées au salafisme ou aux Frères Musulmans émettant depuis le Moyen-Orient. Beaucoup n'ont jamais entendu parler de tel théologien rationaliste ou tel islamologue progressiste. Si c'est parfois le cas, le lavage de cerveau islamiste a pour effet de les considérer comme de faux musulmans. Vérolé par l'islamisme, du sommet de l'université Al-Azhar au moindre quartier populaire partout dans le monde, le débat théologique et les échanges d'idées n'existent actuellement quasiment plus en islam.
Ces éléments n'intéressent pas les "idiots utiles" d'extrême gauche, et cette situation ravit l'extrême droite traditionnelle. Tous ont le même point de vue que les intégristes : l'interprétation de ces derniers serait l'islam tout court. Cette convergence dépasse aujourd'hui ce triptyque pour déborder sur une partie plus large des laïques. Ils sont de plus en plus nombreux à préférer les interprétations islamistes. C'est d'autant plus flagrant quand cela concerne le voile. Ils considèrent que l'islam des Lumières et leurs héritiers n'expriment que des interprétations personnelles dévoyées tandis que les intégristes ne feraient qu'appliquer la religion. Comme les intégristes, ils estiment qu'il suffit simplement de lire quelques versets du Coran (dans la traduction française choisie par les islamistes) et de les interpréter de façon littérale pour comprendre l'islam. Ils ne connaissent rien à cette religion en dehors des discours islamistes qu'ils valident, mais ils ont un avis tranché. D'autres non-musulmans, supporters des intégristes, refusent l'idée qu'il puisse exister des théologiens progressistes. Ou Bien ils les imaginent si minoritaires qu'il ne faudrait pas en tenir compte. A leurs yeux, tout musulman qui applique l'esprit du Coran, non à la lettre, abandonne son islamité et serait moins musulman que les extrémistes (qu'ils appellent "musulmans" tout court). Si Tahar Haddad ou Mohamed Tahar Ben Achour s'exprimaient aujourd'hui en France, ils auraient été taxés de racisme et "d'islamophobie" par ces personnes. Ils ont intégré la propagande de l'extrême droite musulmane. Ils en deviennent les promoteurs en affirmant qu'il y a consensus sur la question du voile. Ils ne se posent aucune question concernant ce "consensus" et ne se demandent jamais pourquoi on n'entend pas les autres.
C'est l'incroyable paradoxe de ces militants laïques : légitimer les radicaux, anti laïques par définition, en disqualifiant les musulmans qui défendent la laïcité.
Tout ce monde est d'accord mais n'a pas les mêmes motivations. Les islamistes veulent imposer leur vision de l'islam à tous les musulmans puis imposer leur idéologie totalitaire au monde. Les "idiots utiles" d'extrême gauche et certains laïques ont une image paternaliste et condescendante des musulmans. Tous les musulmans devraient se conformer à leur image stéréotypée de l'islam. Ils ont besoin de la visibilité vestimentaire des radicaux, notamment à travers le voile, et de leurs revendications pour en faire des opprimés à défendre. Les musulmans "lambda" ne les intéressent pas. Ils leur posent même un problème. Les musulmans qui combattent l'islamisme depuis toujours sont diabolisés par cette frange de la gauche. Cela explique leurs réactions proches du syndrome de la Tourette face à toute critique de l'islamisme, y compris lorsque cela vient de musulmans. Cela évite de débattre sur le fond et contribue à l'expansion de l'intégrisme. Quant à l'extrême droite, elle valide l'islamisme comme étant le véritable islam afin de diaboliser cette religion et mieux lutter contre l'ensemble des musulmans.
Contrairement à ce que disent les intégristes, le consensus sur le voile n'existe pas entre musulmans. Il existe uniquement entre les "savants" islamistes. Depuis quelques années, il existe aussi entre les "idiots utiles" d'une partie de la gauche, l'extrême droite traditionnelle et l'extrême droite musulmane. Ils se nourrissent tous les uns des autres et contribuent à plonger l'islam dans l'obscurantisme.
Le consensus sur le voile n'existe pas entre musulmans. Il existe uniquement entre les "savants" islamistes.
Quelle que soit l'interprétation, que le voile soit une prescription religieuse ou pas, rien, absolument rien ne peut le justifier aujourd'hui. La Coran autorise la polygamie en validant une coutume contemporaine des premiers musulmans (même s'il tend vers la monogamie en imposant la condition d'égalité entre chaque épouse, ce qui est humainement impossible). Il autorise le mariage avec des fillettes, les mutilations pour punir les voleurs, etc. Acceptons-nous cela aujourd'hui ? Même si la prescription du voile avait été réelle, le porter au VIIe siècle pouvait se comprendre. Le porter au XXIe est un anachronisme qui en fait un sexisme. Nous savons aujourd'hui que c'est aux garçons d'apprendre à respecter les filles dès le plus jeune âge. Ce n'est plus aux femmes, victimes potentielles, d'être des coupables présumées qu'il faudrait punir en les bâchant.
Si inexistant dans le Coran, le voile est bel et bien aujourd'hui l'arme politique la plus redoutable des islamistes. Mais sa raison d'être ultra sexiste, et l'idéologie totalitaire et raciste qu'il incarne (l'islamisme), sont son talon d'Achille. C'est ce talon qui, à terme, pourrait mettre un coup d'arrêt à son expansion, quel que soit le nombre de leurs soutiens "antiracistes" et leur victimisation permanente. Mais pour cela, il faut écouter et mettre en lumière les musulmans rationalistes. Ils tentent de sortir leur religion de l'obscurantisme où les islamistes l'ont plongée. Au-delà d'être une insulte pour les femmes, le voile, symbole de cet obscurantisme, est une insulte faite à l'islam. Ce refus des islamistes de se confronter rationnellement aux textes coraniques, cette crainte qui les pousse à s'éloigner de leur Livre sacré qui ne serait pas assez sexiste à leurs yeux, est par essence une attitude "islamophobe" (peur irraisonnée de l'islam).
L'avenir de cette religion n'est pas dans les mains des Frères Musulmans ou des salafistes. Il est dans celles des musulmans qui sont leurs farouches opposants. Ils sont l'espoir de cette religion qui n'a d'autres choix que de se séculariser. Le voile, "religiosifié" par les intégristes, en est l'obstacle matériel. C'est aussi pourquoi les islamistes s'y accrochent autant. Il suffit d'observer le CCIF en France, les campagnes de "hijabisation" au Maghreb et l'imposition du voile dès qu'un régime autoritaire islamiste prend le pouvoir (Iran, Arabie Saoudite, DAESH). Ce morceau de tissu porte à lui seul bien des enjeux, mais aucun n'est spirituel.
(1) Ghaleb Bencheikh, La laïcité au regard du Coran, Presses de la Renaissance, Paris, 2005, p. 223.
(2) Islam et démocratie au 21ème siècle, débat organisé à Paris par la fondation Al Kawakibi qui plaide pour une réforme progressiste de l'islam, 21 avril 2015.
(3) Latifa Lakhdar, Les femmes musulmanes, au miroir de l’orthodoxie islamique, Éditions de l'Aube, Amal Éditions pour la Tunisie, 2007, cité par Wassyla Tamzali, Une femme en colère, Lettre d’Alger aux Européens désabusés, Gallimard, 2009, p. 97-98.
(4) Marie-Françoise Colombani, Tareq Oubrou, La féministe et l'imam, Stock, 2017, p. 76.
(5) Ibid, p. 76-77.
(6) Ibid, p. 74-75.
(7) Gamal-al-banna. Fatwas libératrices